Publié le Vendredi 18 septembre 2009 à 23h46.

Ecrire… en pays dominé ? (par Christophe Goby)

Patrick Chamoiseau est signataire du Manifeste des neuf intellectuels antillais, publié le 16 février en solidarité complète avec la grève en Guadeloupe et en Martinique. Les auteurs insistent à la fois sur l’importance de penser l’autosuffisance alimentaire et énergétique des Antilles indépendamment de la France, et sur la nécessaire contestation radicale du capitalisme, plaidant pour une société libérée du dogme marchand.

Ce Manifeste est l’occasion d’évoquer l’œuvre fondamentale de Patrick Chamoiseau. Celui qui signa Ecrire en pays dominé observe son pays réel s’insurger contre un modèle dominant et dévastateur. Mais c’est surtout dans « Biblique des derniers gestes » qu’on retrouvera l’annonce de la révolte totale à laquelle on assiste. Il y dressait un constat accablant et burlesque de la situation en Martinique.

Les Antilles, ces poussières d’îles comme l’écrivait Césaire, saignent encore des traces de l’esclavage et du système de la plantation. Mais elles peuvent préfigurer les tempêtes qui balaieront le continent européen. Elles souffrent de plaies sociales mais aussi de plaies écologiques, comme le chlorédone, insecticide utilisé dans l’agriculture bananière, ou le Tout automobile.

Un travail sur la langue
Depuis Césaire, on avait lu Glissant et sa poétique mais le grand bouleversement est venu de Chamoiseau avec Texaco, livre dans lequel l’auteur invente une langue capable de traduire le créole en français, capable de transmettre en ethnographe le créole parlé, langue de tous les jours, dans un français créolisé sur le papier. « C’était un frissonnement aussi amer qu’inexplicable, qui bousculait des blocs de l’alphabet créole du lexique d’un français déformé. »

Critique du développement
Dans Texaco, Chamoiseau rendait compte de la résistance d’un quartier où un urbaniste perd la vie dés le début du roman. Ce quartier, c’est celui des citernes de Total à Fort-de-France où les pauvres squattent des cabanes de fortune. Le Manifeste propose, lui : « On peut renvoyer la Sara et les compagnies pétrolières aux oubliettes, en rompant avec le tout automobile. » Mais retenons qu’en Martinique, toute politique d’aménagement de transports collectifs s’est heurtée à la volonté du patronat local et des transporteurs et à la faiblesse des préfets. Le projet d’un tramway dans la conurbation foyalaise1, qui permettrait de désengorger l’embouteillage monstre du Lamantin, est encore à l’étude.
Patrick Chamoiseau est un proche de la mairie écolo indépendantiste de Sainte-Anne tenue par Garcin Malsa, qui défend les côtes sud de « Madidina » comme d’autres tentent de sauver la mangrove du Lamentin outrageusement dévoré par les hypermarchés et l’autoroute. Défense de la relocalisation se dit dans la bouche d’un de ses personnages : « n’achetez aucune boisson ni manger importé ». Ce qu’on retrouve dans le Manifeste sous la formule « notre manger-pays »2. Par cette méthode alternative à rebours des luttes passées, « On peut mettre la grande distribution à genoux en mangeant sain et autrement. » Trouver des vols à bas prix pour la France mais peiner à se rendre à Cuba, manger des pommes moins coûteuses que des bananes dans une île qui les produit en quantité. Et puis observer qu’un département règne sur la même superficie qu’une région, qu’il y a inflation de médias pour une population comparable à celle de l’Allier : « l’imbroglio des pseudos-pouvoirs région-département-préfet… » La Martinique, c’est le sous-développement jouxtant odieusement la surconsommation, mais à l’intérieur d’un minuscule département français : c’est un autre modèle de société que proposent nos auteurs.

Pour un monde émancipé et métissé
Chamoiseau ne s’enracine pas en Martinique, il entend créer des liens beaucoup plus largement. Les neuf intellectuels proposent une idée du travail émancipateur, celui du vieux projet anarchiste de libération humaine, ne produire que ce dont on a besoin ; leur projet souhaite cette gratuité posée comme principe à l’échange de savoirs, à la relation. Le désir d’utopie renaît à la périphérie du centre, dans les banlieues caribéennes.
Tout oppose Chamoiseau à la culture béké, qui ne souhaite aucun mélange. Pour Chamoiseau, s’il n’y a plus ni békés ni militaires à qui s’opposer, il ne reste pas moins des escadrons de gendarmerie pour sauver les hypermarchés du Lamentin des flammes. La créolité, dont il fera l’éloge avec Confiant et Barnabé, propose de dépasser la négritude et d’étendre son influence au monde : le monde qu’ils veulent est métissé.

Oppressions combinées
Si le Figaro, toujours aux côtés de la bourgeoisie, peut rapporter les propos d’un béké : « le plus terrible, c’est que les Guadeloupéens se remettent rarement en question. Ils se complaisent dans une posture de victimes. Et portent toujours en eux la blessure de l’esclavagisme dont leurs aïeux furent victimes »,3 Patrick Chamoiseau rappelle toujours la grande malédiction qui a touché l’homme noir : l’esclavage. Une ambivalence en relation avec ces îles doubles, « ces colonies de colonisation » comme le rappelait Elie Domota, le représentant du LKP. Chamoiseau avait inventé ce guerrier de l’imaginaire, cet orateur venu du peuple, foudroyant les maîtres, mais surtout affrontant le modèle de la consommation et des allocations. Les Antilles sont doubles : ambivalence du français, langue de l’administration, et du créole parlé dans les familles, ambivalence des lois métropolitaines et de réalités caribéennes.

Chamoiseau dénonce l’ « En-ville », qui est le lieu du pouvoir repris par les descendants d’esclaves aux Békés, ces créoles qui tenaient il n’y a pas si longtemps encore la vie des noirs au bout de leurs chicottes. Si l’En-ville a été repris par des fonctionnaires, des cols blancs, une petite partie de la société a copié Paris en vivant avec des salaires 40 % plus élevés que sur le continent, pendant que, sur les mornes4, les pauvres s’entassaient péniblement, avec des allocations qui sont restées longtemps inférieures à celles de la métropole. Étrange volonté de l’Etat, que d’envoyer des natifs avec le Bumidom5 en région parisienne ou en Corrèze, tandis qu’on attire une administration métro pour de brefs séjours sous les îles. Avec les années 1980, les grandes familles békés du François, toujours propriétaires du sol, ont troqué leurs cannes à sucres contre des supermarchés.
Si l’on souhaite rentrer en connivence avec les Antilles, il faut lire Chamoiseau qui pense qu’en prolongement de la grève, « La guerre doit être menée sur le terrain de l’imaginaire. » Le Manifeste répond en écho : « L’autre très haute nécessité est ensuite de s’inscrire dans une contestation radicale du capitalisme contemporain. »

1.Foyalaise : de Fort-de-France.
2. C’est-à-dire la production locale en lieu et place de l’importation française.
L’Humanité, 14 février 2002.
3. Le Figaro.fr, 26 février 2009.
4. Les collines.
5. Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer.

A propos de deux auteurs antillais, signataires du Manifeste :
Patrick Chamoiseau est éducateur à Fort-de-France où il est né en 1953. Écrivain, se définissant comme Marqueur de parole, il s’est fait connaître avec Texaco en 1992, roman qui a reçu le prix Goncourt. On retiendra davantage son essai, Ecrire en pays dominé qui accorde à Saint-John-Perse une statue et un statut d’auteur créole que Eloge de la créolité ouvrage à trois mains qui fut pris comme une charge contre Aimé Césaire et son concept de négritude. Il est aussi scénariste de films signés Guy Deslauriers. Biblique des derniers gestes, son livre le plus accompli, a reçu le prix spécial du jury RFO en 2002 ; il y raconte l’errance d’un guerrier total, martiniquais et internationaliste, qui revient cultiver son jardin à Madinina. Proche de Deleuze et du concept du Rhizome, l’homme s’enrichit de ses potentialités et de sa relation au monde dans sa diversité.
On lira essentiellement : Ecrire en pays dominé, Gallimard, 1997. Chronique des Sept misères, Gallimard, 1986. Texaco, Gallimard, 1992. Biblique des derniers Gestes, Gallimard, 2002. Les neuf consciences du Malfini qui vient de sortir …
Edouard Glissant est écrivain, poète et essayiste. Né en 1928 en Martinique, on retiendra son Discours Antillais où s’élabore déjà son concept du Tout monde. Il défend l’idée d’un Divers, sorte de diversité, de créolisation du monde comme seule voie d’accès à la culture et à l’humanité. Selon lui, les Antilles, nées de la déportation ont créé un nouveau monde ouvert à la richesse à la variété de l’humanité, un trou aspirant les cultures du monde. Il a inspiré Chamoiseau, signant avec lui nombre de tribunes. Comme Chamoiseau, il est proche, collé serré, des milieux indépendantistes et écologistes, mais c’est un esprit libertaire et révolté qui flotte sur son œuvre.
On lira sans nul doute : Le Discours Antillais (1981), Gallimard, 1992. Poétique de la relation, Gallimard, 1990. Le Quatrième siècle (1964), Gallimard, 1997.