Entretien. Professeur de sociolinguistique, Philippe Blanchet est un chercheur engagé qui se consacre à l’étude de la discrimination par la langue. Son dernier ouvrage, Les mots piégés de la politique1, met en lumière la propagande distillée dans les discours politiques, et par le pouvoir en particulier.
Après le livre d’Olivier Besancenot sorti il y a quelques mois ainsi que quelques autres autour de questions plus spécifiques, ton dernier livre revient sur la mise en œuvre de l’idéologie dominante à travers la langue, à travers les mots... Pourquoi cette question est-elle particulièrement d’actualité ?
Ce phénomène est à l’œuvre en permanence, mais la question est encore plus d’actualité parce que, depuis quelques décennies, ceux et celles qui tirent leurs privilèges du système capitaliste-nationaliste dominant l’imposent avec une arrogance et une puissance inédites. Si on est d’accord pour considérer, à la suite de Gramsci ou de Bourdieu, que la domination et l’hégémonie ne sont pas seulement une affaire de rapports économiques mais aussi une affaire de rapports symboliques et donc de discours, alors il devient très important d’analyser la façon dont une certaine organisation des rapports sociaux est mise en place, protégée, « justifiée », imposée, par et dans les mots et les discours. Le livre d’Olivier a très bien montré comment on trompe les gens en remplaçant des mots par d’autres : « charges » au lieu de « cotisations », ou « plan social » au lieu de « plan de licenciements »... Le mien étudie un autre procédé, complémentaire à celui du remplacement. C’est le procédé par lequel un contenu idéologique implicite est imposé dans les usages de certains mots ou de certaines expressions sans changer de mots. Ça va jusqu’au point de leur faire signifier le contraire de ce qu’ils signifient jusque-là pour beaucoup de gens. Du coup, on manipule les gens en utilisant le même mot mais avec des sous-entendus, des présupposés, des effets, qui sont différents et qui ont d’autres conséquences.
L’essentiel de ton livre tourne autour des « mots piégés » liés en particulier à la situation créée par les attentats depuis janvier 2015 et le climat sécuritaire et islamophobe qui s’est mis en place. Peux-tu en particulier revenir sur les enjeux autour de la question de la laïcité, un débat qui traverse largement différents pans de la société, avec en particulier la façon dont l’État remodèle cette question ?
Oui j’ai choisi une série de mots et expressions particulièrement frappants à cause de l’augmentation constante de leur fréquence d’usage dans les discours politiques et médiatiques, du rôle central qu’ils jouent désormais dans ces discours et des phénomènes concrets qu’ils contribuent à produire dans la société française. Leurs usages, qui sont liés, ont été développés par et pour le renforcement massif d’une idéologie nationaliste quasi totalitaire imposée comme une évidence incontestable et sacrée. Le mot « laïcité » en est un bon exemple. Sous prétexte de la revendication de fanatisme musulman dans le cas de certains attentats depuis les années 2000 et surtout 2015, ce mot a été érigé en emblème de résistance à ce type de fanatisme et s’est vu attribuer de nouvelles significations, à l’opposé de celles qu’il avait jusque dans les années 2000. La loi de 2004 sur les « signes ostentatoires à l’école », dont l’idéologie a été ravivée depuis 2015, impose une vision inverse de celle de 1905 : on est passé d’une laïcité de neutralité qui protège et qui inclut à une laïcité de neutralisation qui menace et qui exclut. Dans les discours, ce mot est d’ailleurs presque toujours employé en opposition à l’islam. Il masque (mal) l’expansion d’une islamophobie et d’une xénophobie anti-« arabes » qui étaient socialement inacceptables jusque dans les années 1990 (et qui restent punies par la loi). Mais c’est toujours le même mot, presque toujours au singulier. On dit « la laïcité » comme s’il y en avait une seule avec laquelle tout le monde est d’accord, c’est frappant dans les documents institutionnels. Et pour rendre « la laïcité » incontestable, on l’érige en « valeur de la République » alors qu’elle n’était jusque-là qu’un principe d’organisation des rapports entre l’État, ses services, et la population. Du coup, si vous en contestez une certaine conception, ou un certain usage de ce mot, vous êtes supposé contester « la laïcité » tout court (puisqu’il n’y en a qu’une !) et donc contester les valeurs mêmes qui sont prétendues être au fondement de « la République » (sous-entendu : vous contestez la France, outrage absolu !).
Comment peut-on résister à ces « hold-up sémantiques » et mener la lutte pour « l’hégémonie » en faveur de l’émancipation ?
Il faut une vigilance permanente, s’interroger sur les mots les plus saillants dans ces discours et sur leurs usages, les comparer avec d’autres usages et d’autres façons de dire, les rapporter à leurs contextes, à qui parle, de quel point de vue, dans quel but. Ça veut dire aussi contester ces mots qui nous imposent des présupposés, ces cadres à l’intérieur desquels on tente d’enfermer notre parole et notre pensée. Quand une journaliste parle à Philippe Poutou de « notre sol », il faut l’interpeller sur son « notre » et l’idéologie nationaliste qu’il répand. Mais c’est difficile à faire tout le temps !
Dans le cadre de l’analyse de la campagne présidentielle, tu viens d’écrire un article sur la question de « l’équité » entre candidats prétendument garantie par une loi du printemps 2016. En quoi avons-nous, là aussi, une nouvelle illustration de l’inversion complète du sens des mots ?
Oui, j’en ai d’ailleurs fait la postface de mon livre pour relancer la vigilance vers d’autres aspects de la vie politico-médiatique. L’équité est une notion définie depuis l’Antiquité, où elle désigne le fait de traiter des personnes différemment de façon justifiée pour prendre en compte la diversité des situations. C’est le contraire de l’égalité de traitement qui veut qu’on applique la même chose à tout le monde sans aucune distinction. L’équité, c’est une sorte de « discrimination positive », qui fait qu’on donne davantage à ceux et celles qui ont moins, qu’on donne moins à celles et ceux qui ont plus, pour compenser l’inégalité de départ et essayer de rétablir une égalité au final. C’est en tout cas la signification concrète principale de ce mot en philosophie politique, qu’on trouve aussi bien chez Marx et Rousseau. Mais quand les partis politiques dominants votent un changement des règles de prise de parole dans les médias en prévision des élections, ils font l’inverse ! Ils décident de se réserver beaucoup plus de temps de parole, à proportion de leurs scores aux élections précédentes. Et ils appellent ça « équité » ! Du coup le CSA fait de même, et quand Dupont-Aignan (quoi qu’on en pense par ailleurs) quitte le plateau du 20 heures de TF1 pour protester contre ça, la journaliste lui répond « c’est l’équité »... C’est un mot à connotation positive qu’on utilise pour agir à l’inverse : encore une manipulation...
Dans une interview récente donnée à Télérama, tu analyses la façon dont les particularités linguistiques des politiques apparaissent – et surtout disparaissent – dans le cadre de cette élection. Dans ce cadre, à la différence de Jean Lassalle qui a pourtant un accent très prononcé, tu analyses que c’est Philippe Poutou « le candidat local total ». Peux-tu expliciter ?
Lasalle, à part sa prononciation locale, a un français normé qui va avec son costume-cravate et sa carrière de député à Paris, alors que Philippe, en plus de son accent bordelais, a un français familier sur tous les plans, y compris son vocabulaire, qui va avec sa façon de s’habiller. C’est la marque d’un ancrage à la fois local et social, cohérent avec ses convictions politiques. Il dérange beaucoup plus les normes dominantes. La bourgeoisie bordelaise, comme souvent les bourgeoises « locales », parle davantage comme la bourgeoisie parisienne que comme le peuple bordelais. Parmi les onze candidats, Philippe est de loin le plus ancré dans la vie et dans la parole populaires.
Propos recueillis par Manu Bichindaritz
- 1. Textuel, 2017, 12,90 euros