Par Daniel Tanuro.
Selon le Futuromètre, 91% des personnes interrogées en Belgique veulent " changer de système ". A lire les questions posées, elles ne souhaitent pas des réformettes cosmétiques, mais un changement profond.
Celles et ceux qui "font confiance au monde politique pour changer la société en profondeur" ne représentent d'ailleurs que 10% des sondés. Mais un changement social profond et rapide, cela porte un nom : la révolution. Et là, c'est peu dire qu'on hésite...
La révolution est discréditée. La révolution russe est amalgamée aux procès de Moscou : on oublie de dire que les condamnés étaient les révolutionnaires de 1917, qui avaient renversé une autocratie féroce. La révolution française est réduite à la Terreur : on oublie de dire qu'elle a aboli les privilèges que l'Ancien Régime défendait bec et ongles. La révolution cubaine est dépeinte comme un goulag tropical : on oublie de dire que le despote Batista avait fait de La Havane un bordel pour Yankees fortunés. Au début du 21e siècle, les soulèvements contre la misère et la dictature dans le monde arabo-musulman ont rendu une certaine légitimité à la révolution, mais ce regain a été de courte durée. Cornaquée par les médias, la grande majorité de la population, dans nos pays, voit le djihad comme un produit de la révolution alors qu'il est une forme de la contre-révolution. Certains vont même jusqu'à regretter le temps où Ben Ali, Moubarak et Khadafi imposaient "l'ordre et la sécurité"... comme Bachar El Assad le fait en Syrie.
Par la porte ou par la fenêtre
La révolution n'est pas à l'ordre du jour si elle ne vit pas dans les têtes et dans les coeurs de la majorité sociale. On en est loin, mais l'arrogance, l'acharnement et la brutalité des responsables de l'Union européenne suggèrent qu'il faudra bien engager une épreuve de force pour se débarrasser de ces gens-là et de leur politique. Que voit-on en effet? Essentiellement deux choses. 1°) des traités qui donnent aux multinationales le droit de passer au-dessus des parlements sont négociés dans le dos des citoyen-ne-s; 2°) quand le pot aux roses est dévoilé et qu'une mobilisation populaire amène un parlement à dire démocratiquement "non", les pouvoirs politiques, médiatiques et économiques se déchaînent. On parle de "honte", on crie au "scandale", on culpabilise, on ridiculise, on menace... Mais, surtout, on parle ouvertement des manières d'imposer le diktat - soit que la Wallonie recule, soit que l'Etat belge se passe de l'accord de la Wallonie, soit que l'Europe se passe de l'accord de l'Etat belge. (au moment où ces lignes ont écrites, il semble qu'un accord belgo-belge puisse ouvrir la voie à une application du CETA moyennant quelques concessions... provisoires).
Ce n'est pas nouveau. Quand les peuples font sortir un projet européen par la porte, les eurocrates s'ingénient à en faire rentrer l'essentiel par la fenêtre. On se souvient du référendum de 2005 par lequel 55% des électeurs français avaient rejeté le projet de traité constitutionnel : le texte fut retiré, mais son contenu se retrouva ensuite dans le Traité de Lisbonne. On se souvient du référendum irlandais sur ce Traité de Lisbonne : 53% des électeurs s'étant opposés au texte, l'UE leur accorda quelques dérogations, après quoi la population, bien conditionnée par les médias, revota majoritairement "oui". On se souvient surtout de la manière dont l'UE a essoré le peuple grec au profit des banques allemandes, françaises et belges, puis s'est servie du retourneur de veste Tsipras pour jeter à la poubelle le "non" de 61% des électeurs à un nouveau plan d'austérité européen. La démocratie à la sauce UE est ainsi faite : on peut lui dire non, mais il faut lui dire oui. On songe au Parrain de Coppola : "Je vais vous faire une proposition que vous ne pourrez pas refuser".
Dictature ou démocratie ?
Dans l'UE, une Commission non élue a seule le pouvoir de proposer des textes, les décisions sont prises par le Conseil, et les citoyens votent pour une assemblée qui n'a de parlement que le nom. C'est une structure dictatoriale présentée dans un emballage démocratique. Quant aux "valeurs européennes" dont on nous rebat les oreilles, la seule que l'UE connaisse en définitive est sonnante et trébuchante. Les traités définissent en effet l'UE comme "une économie de marché ouverte où la concurrence est libre". Qu'est-ce que cela signifie ? 1°) Que la société, pour ces gens-là, est un marché et qu'elle ne peut répondre à ses besoins que par des mécanismes de marché, donc par le truchement d'entreprises en concurrence pour le profit. 2°) Que le proto-Etat supranational appelé UE a une proto-constitution (les traités) qui détermine par en-haut et a priori le type de politique que les Etats membres sont tenus de suivre, sous peine de sanction.
Ces Etats membres gardent certes leur loi fondamentale selon laquelle "tous les pouvoirs émanent de la nation". En principe, ce sont donc les citoyens qui déterminent la politique à suivre en élisant des représentants censés la mettre en oeuvre. On sait que ce principe est très théorique, mais il importe ici de constater 1°) qu'il est opposé à celui qui fonde l'UE, où tous les pouvoirs émanent en dernière instance des milieux d'affaires ; 2°) que les possédants et leurs serviteurs politiques dans les Etats membres s'appuient sur l'UE (qu'ils ont créée et qu'ils pilotent) pour faire en sorte que le principe démocratique s'évapore. L'UE constitue donc un hybride, un monstre, une sorte de Frankenstein constitutionnel évolutif. L'UE est un cancer antidémocratique généralisé - il progresse en même temps au niveau de la tête et des membres. Il s'agit par conséquent de faire un choix fondamental. Non pas entre l'Etat nation et l'Etat supranational, mais entre deux logiques : dictature ou démocratie ?
"Oubliez toute espérance et ramez, pauvres cloches"
A cette question, la réponse de l'UE est claire : confrontée à sa propre crise, à un mécontentement multiforme et à une résistance croissante, elle opte pour la dictature. N'oublions jamais que ce choix est celui des gouvernements. Un pas qualitatif a été franchi avec l'adoption du Traité budgétaire européen (TSCG) : à travers l'UE, les Etats membres se sont imposé l'équilibre budgétaire et ont décidé de soumettre leur budget à la Commission, désormais Cerbère du néolibéralisme. Un nouveau pas se prépare sous nos yeux : pour éviter que le scénario du "non wallon" se répète à propos du TTIP, l'ex-commissaire au commerce Peter Mandelson veut que les traités commerciaux soient de la compétence exclusive de l'Union : les Etats membres n'auraient plus à se prononcer. C'était déjà la position de Jean-Claude Juncker au début de la négociation du CETA. Guy Verhofstadt surenchérit : il voudrait que cette règle s'applique tout de suite pour contourner la Wallonie (entre-temps, ce ne sera peut-être plus nécessaire). On dirait un concours à celui qui osera le plus ouvertement se torcher avec l'expression démocratique d'un parlement élu, en montrant bien ostensiblement qu'il se fiche complètement de la légalité.
En pleine crise grecque, le président de la Commission a osé déclarer "Il n'y a pas de recours démocratique contre les traités européens déjà ratifiés"... qui n'ont jamais été soumis à consultation populaire ! Aucun Etat membre, aucun chef d'Etat n'a protesté contre cette déclaration. Or, elle est tout simplement énorme. Traduite en langage de tous les jours, elle signifie ceci : "La démocratie, c'est fini. Vous, que vos gouvernements ont fait entrer dans cette galère de l'UE, oubliez toute espérance et ramez, pauvres cloches." Puisse l'affaire du CETA nous ouvrir les yeux : c'est le discours des tyrans. Il ne tombe pas du ciel mais d'un besoin des multinationales. A l'époque des marchés globaux, le grand capital ne se satisfait plus de la démocratie parlementaire dans le cadre des Etats nationaux : il veut, mais au niveau global, un retour aux formes despotiques de l'Ancien Régime, où une élite de technocrates non élus gérait la société dans l'intérêt des possédants. On appelle ça "la gouvernance", et la révolution numérique est en train de lui donner des moyens redoutables pour mieux nous contrôler. S'insurger contre cette tendance est plus qu'un droit : c'est un devoir.
Les mots et les choses
Il nous faut donc remettre les mots en correspondance avec les choses. Une insurrection, c'est le fait de s'insurger. Une révolution, c'est une irruption de la majorité sociale dans le domaine où se règlent ses propres destinées. L'insurrection est-elle légitime ? Oui, mille fois oui. La révolution est-elle violente ? C'est ce que disent les possédants et leurs valets. Ils glapissent quand on les bouscule un peu, crient à l'assassin quand on veut leur prendre un peu de ce qu'ils nous ont volé, mais leur système sue par tous les pores des violences inouïes (policières, sociales, économiques, sexistes, racistes, environnementales...). La révolution n'est "violente" que parce qu'elle répond à une situation où la majorité n'a, pour défendre ses droits et ses conditions d'existence, d'autre possibilité que de faire peser son nombre pour construire un rapport de force par l'action directe.
La marche à l'Etat fort de l'UE et de ses membres crée une telle situation. Quelle que soit l'issue dans l'affaire du CETA, la tendance à la dictature se poursuivra tant que nous ne l'arrêterons pas. Elle requiert de nous considérer pour ainsi dire en état d'insurrection démocratique permanente. Il faut sensibiliser, pétitionner, organiser, construire du lien social, se réapproprier l'espace public, descendre en masse dans la rue... La lutte sera de longue haleine, mais l'enjeu mérite qu'on s'y engage : ou bien nous abattrons le Frankenstein capitaliste européen, ou bien il nous ramènera au 19e siècle. Il ne s'agit donc pas seulement d'imposer le respect formel de notre expression démocratique à travers des parlements élus, et de remplacer l'UE par une autre Europe. Il s'agit de réinventer le contenu même de la démocratie en l'étendant radicalement à tous les domaines de la vie sociale et économique. Il s'agit de construire l'alternative anticapitaliste, écosocialiste, féministe, citoyenne et internationaliste du 21e siècle. Nous le pouvons, si nous le voulons. Car, comme disait Shelley, le poète : "We are many, they are few".