Publié le Samedi 7 novembre 2009 à 14h11.

Pologne : SYNDICATS ET LUTTE CONTRE 
LE NEOLIBERALISME

La Pologne est l’exemple frappant d’une énorme contradiction. C’est le pays où il y a eu le plus de révoltes et révolutions ouvrières contre la bureaucratie dite communiste depuis 1956, et qui ont failli, en 1980-1981, la renverser et instaurer un pouvoir des travailleurs. Pourtant, la contre-révolution capitaliste l’a emporté. Deux dirigeants des syndicats actuels nous parlent de ce bilan et des luttes de résistance actuelles.

 

Interview de Jarosław Urbanski, sociologue et un des animateurs du mouvement anarcho-syndicaliste Initiative des Travailleurs.

Quelles furent les principales mobilisations ouvrières contre les conséquences des privatisations et de la politique économique néolibérale ?

Jarosław Urbanski: En Pologne, aussi bien avant 1989 qu’après, les mobilisations des travailleurs ont eu et ont un caractère très régulier. Les premières, et à ce jour les plus importantes, se déroulées en 1992-1993. Mais, ce n’est pas évident de dire que les ouvriers ont été à l’époque clairement contre les privatisations. Ce fut une vague de grèves et de manifestations contre les effets des transformations systémiques, le chômage très élevé, etc. Par contre, la deuxième grande vague des mobilisations des travailleurs, en 2002-2003, fut dirigée clairement contre l’idée même de privatisation. Les enquêtes sociologiques montrent que le soutien aux privatisations baissait pendant toutes ces années, les adversaires étant devenus plus nombreux que les partisans. Les ouvriers ont cru longtemps en une version « lyrique » du capitalisme et de l’État-providence, dans le style scandinave ou allemand.

La direction de Solidarnosc a soutenu les privatisations, participant même au gouvernement. Comment cela était-il perçu dans les entreprises, par les commissions syndicales et les travailleurs, qui ont quand même été très lésés par cette politique ?

Jarosław Urbanski: C’est une question difficile. Politiquement, Solidarnosc n’est pas un syndicat homogène. Différentes tendances s’y affrontent. La majorité considère comme positif le fait que le parti communiste a été écarté du pouvoir, il y a vingt ans. En même temps, des divergences profondes existent quant à l’appréciation de la transformation systémique comme telle, y compris quant au déroulement des privatisations. Bien sûr, la manière dont les notables de Solidarnosc voient ces questions diffère considérablement de ce qu’en pense la base syndicale. Solidarnosc a toujours payé chèrement son soutien aux privatisations et aux gouvernements, par de profondes divisions (apparition des courants comme Solidarnosc’80 ou Août’80), l’hémorragie de militants et la perte de confiance.

Quels principaux droits font l’objet de luttes aujourd’hui ?

Jarosław Urbanski: Malheureusement, notre lutte a encore et toujours un caractère avant tout défensif. Généralement, il s’agit du maintien des conquêtes ouvrières du passé, d’une résistance contre la flexibilisation du droit du travail, et aussi contre la réduction des salaires réels.

Comment expliques-tu la faiblesse et l’éparpillement du mouvement syndical pendant ces vingt dernières années ?

Jarosław Urbanski: Selon des études fiables, le taux de syndicalisation en Pologne était d’environ 28 % au début des privatisations, en 1990, et aujourd’hui on parle de 14 %, bien que certaines études indiquent des indices d’appartenance syndicale encore plus bas. Le nombre d’adhérents de Solidarnosc a baissé de 
2 250 000 à 750 000. En même temps, il faut reconnaître que les mêmes processus ont touché aussi des syndicats dans d’autres pays, par exemple en Allemagne, où le nombre d’adhérents du DGB a chuté de 13 millions à 8 millions. Néanmoins, il faut admettre qu’en Pologne – et plus largement en Europe centrale, car nous avons la même situation en Tchéquie, en Hongrie et dans les Pays Baltes – la crise des syndicats est peut-être plus profonde que dans le reste de l’Europe.

La baisse du nombre des adhérents des syndicats fut accompagnée aussi par leur morcellement. En partie, ce fut une réaction à la tendance précédente, après la Seconde Guerre mondiale, lorsque, sous les auspices de l’état et du parti, il n’y avait qu’une centrale syndicale unique. évidemment, les ouvriers n’étaient pas contents de cette situation. Un des mots d’ordre des grèves était le pluralisme syndical, le droit à l’existence de nombreuses options du mouvement syndical. Il en fut 
de même entre les deux guerres (1918-1939). à l’époque, le mouvement syndical était 
également très diversifié. Personnellement, je considère qu’une telle formule est plus avantageuse dans de nombreux aspects.

 

Interview de Bogusław Zietek, président du Syndicat libre Août’80, issu d’une scission de Solidarnosc. Il est un des animateurs du Parti polonais du travail (PPP) qui se construit sur la base de ce syndicat.

Votre syndicat est surtout implanté dans les mines. Comment a-t-on essayé de privatiser ce secteur ?

Bogusław Zietek: Depuis 1990, on a vu des tentatives incessantes de détruire l’industrie minière et la sidérurgie en Pologne. On fermait les entreprises ou on les privatisait, au mépris des droits et intérêts des travailleurs. Jerzy Buzek, le nouveau président du Parlement européen, s’est particulièrement distingué. C’est sous son gouvernement qu’on a liquidé 20 mines et plus de 100 000 emplois, et mené la privatisation des retraites. Les gouvernements du SLD, héritier du défunt parti « communiste », ont mené la même politique. Ils ont cédé au groupe Mittal les deux plus grands complexes sidérurgiques polonais à un prix dérisoire. L’industrie minière est toujours la base du secteur énergétique en Pologne, et emploie plus de 130 000 travailleurs. L’actuelle coalition des néolibéraux du PO et du PiS des frères Kaczynski poursuit les tentatives de privatiser cette branche.

Comment les commissions d’entreprise de Solidarnosc réagissent-elles au fait que leurs dirigeants soutiennent la politique de privatisations ?

Boguslaw Zietek: En donnant son accord à la privatisation, Solidarnosc a malheureusement joué un rôle essentiel dans le processus de fermeture de grandes entreprises. C’était un soutien politique des dirigeants de ce syndicat, mais aussi des commissions d’entreprise, souvent mêlées à de sombres trafics avec l’ancienne et la nouvelle nomenklatura. Aujourd’hui, la plupart des syndicats mènent leurs propres activités commerciales. Août’80 est le seul syndicat où toute activité commerciale est statutairement interdite. On a vu aussi des cas de promotion des activistes syndicaux dans les directoires et conseils de surveillance. Il semble aujourd’hui que Solidarnosc, dans le secteur minier tout au moins, a tiré les leçons du passé et essaie de collaborer honnêtement avec notre syndicat dans la défense des intérêts des travailleurs.

Comment vois-tu les possibilités de reconstruction d’un mouvement syndical fort en Pologne ?

Bogusław Zietek: Depuis de nombreuses années, le mouvement syndical en Pologne est sur la défensive ; il recule sans cesse sous la pression de la propagande libérale. Des syndicats plus petits, comme le nôtre ou Initiative des Travailleurs, essaient d’inciter les travailleurs à passer à l’offensive dans la lutte pour leurs droits. Nos militants sont réprimés, licenciés, à cause de leur activité syndicale. Les plus grandes mobilisations de ces trois dernières années (infirmières et obstétriciennes, postiers, hypermarchés Tesco, mines Budryk) ont eu lieu en dehors des principaux syndicats, et étaient soutenues par des syndicats plus petits mais plus combatifs. Il en fut de même dans les chantiers navals et dans d’autres secteurs. Nous organisions les mobilisations, mais les leaders des grands syndicats appelaient au calme et au dialogue. Le résultat de ce « dialogue » fut la liquidation de deux des trois chantiers navals polonais, et de centaines d’autres grandes entreprises. Le mouvement syndical doit passer à la contre-offensive et changer son mode d’action. Il faut s’occuper des problèmes que vit toute la société. Il doit participer aux mobilisations contre les expulsions de locataires ; lutter pour les droits des chômeurs et des catégories sociales les plus vulnérables ; participer aux luttes pour les droits et les libertés civiques, aux mouvements anti-guerre. Il doit aussi entamer la construction de sa propre représentation politique. Mais avant tout, il doit se rappeler que sa force se basait dans le passé sur une solidarité réciproque entre les différents groupes professionnels et sociaux. Il n’y aurait jamais eu de grandes grèves ouvrières en août 1980, s’il n’avait pas eu cette solidarité mutuelle entre les travailleurs, cette devise « Un pour tous, tous pour un ». Sans ces conditions, le mouvement syndical en Pologne périra.

Propos recueillis par Roman Debski