Publié le Jeudi 24 décembre 2009 à 19h22.

Teotihuacan, « l’endroit de la métamorphose divine »

Du 7 octobre 2009 au 24 janvier 2010, le Musée du quai Branly consacre une superbe exposition à Teotihuacan, la première métropole de l’Amérique précolombienne. Près de 450 pièces, pour la plupart jamais présentées en Europe et dont certaines sont encore inédites au Mexique, nous donnent une idée du rôle essentiel de cette cité dans l’ancienne Mésoamérique qui a précédé de plusieurs siècles la naissance de l’empire aztèque.

On date l’apparition de cette agglomération vers 150 ans avant notre ère, et la fin de son influence huit siècles plus tard, aux alentours de 650. Selon l’archéologue René Millon, au moment de son apogée, vers l’an 600, Teotihuacan était la sixième plus grande ville du monde avec près de 200 000 habitants. Située à une quarantaine de kilomètres au nord de Mexico, dans une vallée de plus de 500 km² riche en terres alluviales et en cours d’eau, la ville dut son développement à une agriculture florissante et à une ressource essentielle à l’époque, l’obsidienne. La présence de nombreuses grottes utilisées à des fins religieuses, sa situation privilégiée sur la route commerciale reliant la vallée de Mexico à la côte du Golfe contribuèrent à asseoir la prééminence de la cité.

À Teotihuacan, tout paraît démesuré. Les édifices religieux, les palais et les habitations sont organisés autour d’une immense voie de plus de 3 km de long et de 65 mètres de large. Baptisée « Allée des morts » par les Aztèques, cette chaussée relie la pyramide de la Lune au nord à un ensemble architectural au sud appelé la « Citadelle », où elle croise une autre voie courant sur 5 km. Ces deux axes divisaient la cité en quatre grands quartiers couvrant 20 km². La pyramide du Soleil avec ses 60 mètres de haut et ses 225mètres de côté et la pyramide de la Lune, de 45 mètres de haut et 150 mètres de côté, manifestent une démesure qui n’a d’égale que celle des dieux.

Teotihuacan : la cité des dieux

« On raconte qu’à l’époque où il faisait encore nuit, qu’il n’y avait pas de soleil, qu’il n’y avait pas de lumière, les dieux, paraît-il, se réunirent, tinrent conseil là-bas à Teotihuacan, ils se parlèrent et dirent :

Venez, ô dieux, qui prendra la responsabilité, qui se chargera de faire le soleil, de faire la lumière? »1

Ainsi commence un célèbre mythe aztèque relatant la création du soleil et de la lune et la naissance de notre monde à Teotihuacan. Teotihuacan peut être traduit littéralement par « l’endroit de la métamorphose divine » ou « le lieu de la déification ». On ne connaît pas le nom original de cette cité ni la langue qui y était parlée. Teotihuacan est le nom nahuatl que lui ont donné bien plus tard les habitants de la région.

La religion à Teotihuacan

Parmi les divinités vénérées, la plus ancienne est le dieu du feu, connu sous le nom de Huehueteotl, le « vieux dieu ». On relève également la présence des divinités de la pluie et de l’eau, de la terre, de la mort, de Quetzalcoatl, le « Serpent à plumes », et plus tardivement de Xipe Totec, « notre seigneur l’écorché », représenté revêtu de la dépouille d’un sacrifié. À partir de ce panthéon fragmentaire et en l’absence de sources écrites, il est difficile de reconstituer la religion et les rituels de la population. Au début des années soixante-dix, la découverte sous la pyramide du Soleil, d’une cavité à laquelle on accédait par un tunnel d’une centaine de mètres, a mis en évidence l’importance des grottes dans les cultes pratiqués dans cette société. Pour l’archéologue Eduardo Matos Moctezuma, la grotte est un « lieu qui représente la dualité par excellence du monde préhispanique: celle de la vie et de la mort. La grotte était l’endroit où naissaient les peuples et par où on rejoignait le monde des morts. »2 Antonin Artaud ne disait pas autre chose lorsqu’il écrivait : « Les anciens Mexicains ne connaissaient pas d’autre attitude que ce va-et-vient de la mort à la vie. »3 Dernièrement, la découverte de dépôts rituels réalisés dans la pyramide de la Lune ont apporté un éclairage nouveau sur les rituels sacrificiels et funéraires. Un dépôt réunissant des ossements de félins et d’êtres humains décapités atteste la présence et le rôle du sacrifice bien avant les Aztèques. Un autre dépôt a livré les restes de trois dignitaires inhumés dans la position du lotus, selon les mêmes pratiques observées à Kaminaljuyú au Guatemala, distant de plus de mille kilomètres.

L’influence de Teotihuacan

Durant plus de quatre siècles, jusqu’en 650, Teotihuacan étendit son influence sur une grande partie de la Mésoamérique, même dans les lointaines terres mayas. Dans de nombreux endroits de ce vaste territoire, on retrouve notamment la structure architecturale appelée talud-tablero, dans laquelle un soubassement en talus supporte un panneau en saillie dont les moulures encadrent un renfoncement. Pour ce qui est des objets, on trouve de belles pièces en céramique, des vases, des masques, des figurines, des couteaux en obsidienne. Sur des stèles mayas et zapotèques, on observe des personnages semblables à ceux représentés sur les fresques de Teotihuacan. Le pouvoir d’attraction de la grande métropole se reflétait dans le caractère pluriethnique de sa population qu’illustre la présence d’une colonie zapotèque résidant à la périphérie ouest de la ville.

Cette suprématie s’acheva brutalement aux alentours de 650. En un court laps de temps, la population chuta de 125 000 à 10 000 habitants et beaucoup de monuments furent brûlés ou détruits. Les archéologues s’interrogent encore aujourd’hui sur les causes de cette fin « ardente et catastrophique », pour reprendre les mots de René Millon. Tremblements de terre, épidémies, dégradation écologique, invasion de tribus guerrières, fermeture des grandes routes commerciales, luttes de pouvoir intestines à l’origine d’une grave crise sociale ont été autant de pistes avancées, mais il semble que les raisons de cette destruction soient à rechercher dans l’exacerbation de la rivalité entre la métropole et les cités voisines.

Que reste-t-il à connaître de Teotihuacan ?

Le caractère monumental de la métropole et de ses constructions ne doit pas faire oublier qu’il nous reste quasiment tout à découvrir à son sujet. Quel était le rôle des autorités religieuses et militaires ? Quelles langues parlait-on ? Quels étaient les mythes, les chants, les danses, les cultes publics et privés ? Que signifient les inscriptions relevées sur certains édifices ? Enfin, la vie quotidienne des gens du peuple qui ont construit de leurs mains les bâtiments demeure encore un mystère, car à ce jour, la recherche a surtout porté sur les structures les plus grandes et les plus spectaculaires. Notre frustration est d’autant plus vive que des avancées de la connaissance seraient possibles si les moyens nécessaires y étaient consacrés. Ainsi que le souligne l’archéologue Georges L. Cowgill : « Fouiller minutieusement, analyser correctement et publier les résultats coûterait mille millions de pesos. Bien que cette somme apparaisse colossale, il importe de relever sa modicité en comparaison des budgets que certaines nations, comme les États-Unis par exemple, consacrent chaque année aux dépenses militaires. »4

Aujourd’hui, une question retient particulièrement notre attention autour des classes sociales et de l’État. La transformation d’une organisation sociale lignagère en un État a-t-elle eu lieu pour la première fois en Mésoamérique à Teotihuacan ? À cette époque, une différenciation s’est affirmée entre deux systèmes d’organisation sociale et politique. En terre maya, les rapports de parenté étaient imbriqués au sein du politique. La structure lignagère servait de cadre au système politique et les cités étaient dirigées par un souverain tirant sa légitimité d’une généalogie divine. À Teotihuacan, une élite dirigeante venait coiffer les lignages de la cité et rationaliser une domination de nature territoriale sur la population. C’est pourtant dans le monde maya que l’écriture et le compte du temps avec les calendriers ont atteint leur niveau le plus élevé de perfectionnement. La preuve sans doute que l’histoire n’avance pas toujours de manière linéaire et uniforme.

Patrick Saurin

1. Fray Bernardino de Sahagún, Codex de Florence,Livre VII, chapitre 2.

2.Eduardo Matos Moctezuma, « La arqueología de Teotihuacan », Arqueología Mexicana, vol. XI – N° 64, p. 31.

3. Antonin Artaud, Messages révolutionnaires, Idées Gallimard, 1979, p. 41.

Georges L. Cowgill, «Teotihuacan ciudad de misterios», Arqueología Mexicana, op. cit., p. 22