Publié le Samedi 6 mars 2010 à 13h47.

Table ronde : dans tous les secteurs, des conditions de travail dégradées

 

À l’occasion de la première conférence des salariés du privé et du public organisée par le NPA, les 28 et 29 novembre à Saint-Denis, des participants ont échangé sur les modifications dans l’organisation de leur travail dont ils subissent les conséquences.

Régis Louail - Renault Cléon.

Je travaille sur une chaîne d’assemblage, donc je n’ai pas d’objectifs. Je vis les conséquences des objectifs qui sont donnés à l’encadrement. On leur donne des objectifs qui se traduisent par une dégradation des conditions de travail. Et moi, je suis en bout de chaîne et c’est moi qui vit cette dégradation… En fait, il y a intensification du travail. On a souvent expliqué que les modifications de l’organisation du travail allaient améliorer les conditions de travail. En fait, tout ce qui s’est mis en place, c’est la chasse aux gaspis ou, comme dirait l’employeur, à tous les temps qui n’ont pas de valeur ajoutée, c’est-à-dire, pour les travailleurs, les temps qui leur permettent de respirer. On parle beaucoup de la grippe, mais sur une chaîne d’assemblage si le travailleur doit respecter la découpe dans laquelle il est, il ne pourra pas se moucher. Si tu sors ton mouchoir de ta poche, tu vas perdre deux ou trois secondes. Tu travailles sur une minute et chaque centième perdu fait que tu n’es plus dans le temps que l’on t’a donné pour faire les opérations prescrites. Mon temps de cycle sur la chaîne est d’une minute, et si je perds trois secondes, je vais mettre entre une demi-heure et trois quarts d’heure à essayer de retrouver un rythme normal parce que pendant trois quarts d’heure je me battrai pour rattraper les quelques secondes que j’aurais perdues.

Basile Pot – SNCF

Je suis rentré à la SNCF il y a douze ou treize ans. Et il y a aujourd’hui des choses que l’on n’aurait pas vues alors. Je suis sur les quais de la gare de l’Est, je donne le départ des trains. Ils ont inventé le « management ». Ils nous inventent des jeux, plus débiles les uns que les autres, infantilisants, qui nous dépossèdent de ce que l’on sait faire. Ce sont des jeux avec ce qu’ils appellent des objectifs de projet, des objectifs d’équipe que l’on est censés tous avoir et qui sont des trucs complètement délirants. Exemple : ils ont inventé la «palette d’or» du mois : on donne le départ des trains, une trentaine par jour pour la gare de l’Est. Quand tu donnes le départ du train, tu as une palette et tu donnes un coup de palette au conducteur du train ou au contrôleur qui fait partir le train. Et la palette d’or, à la fin du mois, c’est celui qui a eu les meilleurs horaires, celui qui a envoyé le plus de trains à l’heure. Et il touche une prime ; alors ça peut être une prime de 80 euros, 100 euros en bons d’achat. Tout le monde tire la langue à la fin du mois, les discussions c’est sur les crédits, alors 80euros, ça se refuse pas. Ça fait que chacun essaie d’aller plus vite, ça peut amener à des fautes de travail, de sécurité. Le départ des trains, c’est lié à l’aiguillage. Ils inventent comme ça des primes en permanence. Ils ont inventé une autre prime. En gros, ton chef d’équipe a une enveloppe, disons de 1 000 euros. Il peut les distribuer, en donnant au minimum 80 euros et au maximum 150 euros. Et même s’il est content de tout le monde, il est obligé d’en laisser quatre ou cinq de côté. Ça fait forcément discuter : tout le monde se retrouve autour de la table et ça part : untel l’a eue, j’aurais dû l’avoir, c’est pas normal. C’est la caricature de l’individualisation du travail. C’est pour casser les cadres collectifs. Comme on le leur a reproché, ils ont dit d’accord, on va inventer une prime collective. Donc, maintenant, à la gare de l’Est, ils nous ont inventé une prime qui est liée… au port de la tenue ! C’est un uniforme, il faut que l’on ait tous la cravate, et le port du badge. C’est comme chez McDonald’s : « Basile Pot à votre service ». J’ai refusé de la porter. Quand les gens s’adressent à moi, ils ne s’adressent pas à Basile Pot, ils s’adressaient à la SNCF… Et quand il y a un problème, c’est le problème de l’entreprise, c’est un problème du service public, ce n’est pas moi individuellement qui suis responsable de ce qui se passe. Maintenant, il faut qu’on l’ait tous et c’est ça qui détermine la prime collective. Donc moi je ne le portais pas, mais tout le monde le portait. À la fin, le chef a dit : «écoutez, je vous aurais bien donné la prime collective, mais je ne peux pas parce que toute l’équipe ne répond pas aux critères». Résultat des courses, les collègues viennent te voir pour te dire: «ce n’est qu’un badge, qu’est-ce que tu en as à faire...» Ils ont voulu faire « esprit d’équipe », mais c’est encore pire ! Ce sont tes collègues qui te mettent la pression. Ça plombe l’ambiance. Après, ils s’en étonnent. Il y a quinze ans, tu arrivais avec un truc comme ça, on t’attachait sur les rails ! Enfin, on t’envoyait promener. Mais, d’une certaine manière, ça peut se retourner contre eux. Il y a encore des discussions, avec les anciens, des discussions entre nous.

Régis Louail

L’intensification du travail, c’est la façon dont c’est organisé aujourd’hui. Il y a 30 ans lorsque l’on prenait un poste sur une chaîne d’assemblage, on t’expliquait rapidement les opérations à faire, et puis tu te débrouillais. Mais, encore une fois, tu avais du temps pour respirer. Aujourd’hui, quand tu arrives sur un poste quel qu’il soit, on te donne ce que l’on appelle la fiche d’opérations standard. Et sur la fiche d’opérations standard – moi, par exemple, je pose des culasses – on m’explique, première opération, que je dois essuyer mon moteur. Mais je ne l’essuie pas n’importe comment. Je dois faire un premier passage de gauche à droite sur la face avant du moteur. Puis un deuxième passage de gauche à droite sur la face arrière du moteur. Je dois prendre la culasse, la poser, mettre le joint de culasse. Je dois mettre les vis de culasse, envoyer mon moteur. Et pendant que mon moteur quitte mon poste de travail, je dois préparer le deuxième moteur. Et ça, c’est minuté au centième de minute… Et ce minutage ne prend absolument pas en compte tous les dysfonctionnements auxquels on peut être confronté. Je prends une culasse et le palan qui me sert à prendre la culasse ne fonctionne pas, je perds trois secondes, dix secondes, vingt secondes : ça, ce n’est pas pris en compte sur la fiche d’opérations standard et c’est « pour moi ». Et pendant vingt minutes, je vais devoir rattraper les secondes que j’ai perdues à cause du dysfonctionnement du palan que j’utilisais.

L’autre élément, c’est l’histoire du collectif. Le chômage partiel a encore dégradé le cadre collectif. Depuis 1999, on a mis en place l’aménagement du temps de travail. Avant, sur une chaîne d’assemblage, les gens s’arrêtaient trois fois un quart d’heure. Mais c’étaient des temps collectifs : les gens s’arrêtaient ensemble, discutaient, prenaient un café. Et puis, au moment du repas, il y avait quarante minutes. Et là, non seulement tu discutais avec tes copains, mais tu rencontrais tous les autres salariés de l’usine. En 1999, la première chose qui a été supprimée, ce sont tous les temps de repos auxquels on avait droit sur la chaîne d’assemblage. Par exemple les trois fois un quart d’heure sont devenus… une seule fois une minute ! Les quarante minutes pour manger sont devenues trente minutes pour manger. Cela veut dire que du point de vue des temps de repos, il n’y a plus de moment où les gens se retrouvent ensemble, peuvent discuter, peuvent échanger. C’est quelque chose qui isole les gens, qui les atomise. Cela veut dire que si tu as un problème, il n’y a plus de temps sur le temps de travail pendant lequel tu peux discuter avec ton collègue de ce qui va et ce qui ne va pas. Le chômage partiel a encore aggravé cette situation depuis, grosso modo, un an parce que, en plus, cela a détruit le collectif de travail ; le chômage est tournant et quand tu arrives au travail, d’une semaine à l’autre, tu ne sais même plus avec qui tu vas travailler ; le collectif de travail, c’est : toutes les semaines, je retrouve les mêmes copains dans mon atelier. Il faut du temps pour construire des choses ensemble. Quand tu arrives au boulot, tu ne sais plus avec qui tu dois être. Tu te retrouves avec des gens que tu ne connais pas, avec lesquels tu n’as jamais travaillé. Le chômage partiel, on t’explique que pour le limiter, il faut aller là où il y a du travail. Alors qu’autrefois, sur une chaîne d’assemblage tu pouvais rester cinq, dix, quinzeans sur la même chaîne d’assemblage, là d’un jour à l’autre, tu changes de bâtiment, tu changes de chaîne. Tout ce qui est social est brisé. Il n’y a plus de collectif, je ne sais plus avec qui je travaille, il n’y a plus d’affinités. Tu te retrouves complètement seul avec les obligations de ton travail. Moi, j’ai connu une époque où quand il y avait un copain qui n’allait pas bien sur une chaîne d’assemblage, tu l’aidais à terminer son travail. Et puis ça se passait bien, personne ne s’en apercevait. Tandis qu’aujourd’hui, chacun est avec son travail et s’il y a un problème, c’est toi qui n’est « pas bon », c’est toi qui es mis en position d’échec. Et tu le vis de cette manière-là. À la limite, le pire ce n’est pas que le chef te reproche de ne pas bien faire ton boulot, c’est que toi tu te vives comme quelqu’un qui est incapable de faire ton boulot. Si je n’arrive pas à le faire, c’est que je ne suis pas bon. Et le chef ne sait que répéter : je ne comprends pas, tu n’y arrives pas et ton collègue à côté n’a pas de problème, il y arrive. Et toi, tu repars à la maison avec ce sentiment-là.

Christine Poupin

Dans la chimie, c’est différent parce que la dimension collective est inscrite dans le travail. Toute la production est en 5x8. Et ce que disent régulièrement les gars, c’est « j’ai passé plus de Noël avec les gars de mon équipe qu’avec mes gamins. » C’est un truc fort. C’est une forme de compensation. Quand ça se passe bien dans l’équipe – enfin, quand ça se passait bien dans l’équipe – c’était un peu le rattrapage du fait que la vie en dehors est devenue très compliquée. Je te raconte même pas si ta femme est infirmière… Du coup, très forte solidarité à l’intérieur des équipes qui est liée au travail posté et aussi, malgré tout, à la dangerosité et à la pénibilité du boulot. Le problème est que les équipes ont été énormément réduites, que tous les gestes de solidarité sont traqués. Avant, il y avait suffisamment de monde pour que les roulements soient respectés. Pour le posté, le roulement, c’est sacré ! C’est la succession des plages travaillées : matin, après-midi, nuit. Tu es obligé de faire avec, donc tu t’y habitues. Tant que tu restes dans ce rythme-là, bien sûr cela t’use à long terme. Mais, d’une certaine manière, tu vis avec ça. Ce qui se passe maintenant, c’est que comme les équipes sont calculées au plus juste, régulièrement tu es rappelé pour remplacer. Tu étais prévu l’après-midi… mais pourrais-tu venir le matin parce que l’on a trouvé quelqu’un pour te remplacer l’après-midi et donc l’équipe est au complet donc tu vas te retrouver avec une autre équipe et on va te casser ton rythme. Et puis il n’y a plus de place dans les équipes pour ce que l’on appelait – le terme n’est pas très joli… – les « bras cassés », c’est-à-dire la possibilité de compenser: le plus jeune qui ne connaît pas trop bien ce truc-là mais qui court plus vite. Et le vieux qui connaît des astuces, mais qui est vieux… tu ne vas pas lui demander de faire ça. Toutes ces compensations qui se faisaient à l’intérieur des équipes sont complètement détruites.

Régis Louail

Nous n’avons pas forcément de solutions. Cet après-midi, nous discutions de l’usine de Sandouville où la direction veut supprimer 1 300 emplois sur 3 500 en 2009. Nous étions convaincus qu’elle ne parviendrait jamais à trouver 1 300 volontaires : des travailleurs vieillissants et usés, peut-être. Mais des jeunes, impossible ! Or, en quelques mois, elle a trouvé les 1 300 volontaires… Et si elle les a trouvés dans un bassin d’emploi qui compte 14 % de chômeurs – en clair, ceux qui partaient savaient qu’ils partaient sans avoir la perspective de retrouver rapidement un emploi – il n’y a qu’une explication à cela : c’est que le travail est devenu tellement insupportable qu’il n’y avait plus qu’une solution, sortir et se tirer. Moi, je travaillais à Cléon où les gens de la fabrication n’avaient pas cette possibilité de partir puisqu’ils n’étaient pas concernés par le plan de départs volontaires. Et les jeunes embauchés – entre 1999 et 2005 – venaient nous voir, nous les militants syndicaux, en disant : « ce n’est pas normal qu’à Sandouville les gens de fabrication puissent partir alors que nous aussi, on est en fabrication et on ne peut pas partir. » Et c’étaient des jeunes, embauchés entre 1999 et 2005, qui avaient connu la précarité pendant deux ou trois ans et pour qui l’embauche en contrat à durée indéterminée était quelque chose d’extraordinaire. Ce qui m’a toujours perturbé comme militant syndical, c’est que lorsque j’ai été embauché en 1982, les gens ne parlaient de la retraite qu’au moment où ils partaient en retraite, au moment où, avec leurs copains, ils préparaient leur départ. Aujourd’hui, un militant syndical, la seule chose dont lui parlent les salariés de plus de 50 ans, c’est : « quand est-ce que je vais partir ? » Nous n’avons jamais connu de « plan social » permettant de partir à 50 ans. On a connu des plans permettant de partir à 55, 56ans, et ce que l’on a découvert à Sandouville c’est que non seulement les gens de 50ans n’en peuvent plus mais même les gens de 30, 35 ans n’en peuvent plus.

Christophe Druel - Renault Cléon

Il y a 34 ans que j’ai commencé à travailler. Les anciens portaient les boîtes de vitesse de R16 à la main. Ils décrochaient les boîtes – qui faisaient 35 kilos – à la main et les mettaient dans des containers. Aujourd’hui, je travaille de nuit, donc ça fait 34 ans de ça, je me tape 7tonnes d’alu à la main toutes les nuits.

On est revenu en arrière. Ils ont apporté plein d’améliorations. Mais tout a été fait sur les machines. Et pour les hommes, il n’y a pas eu d’améliorations. Moi, les 7 tonnes d’alu, toutes les nuits, je les porte !

Le copain de la SNCF a parlé de son vêtement. Mais, nous aussi ! Ca s’appelle l’image de marque… Et tous les mois, si tu la portes, tu as cinq euros. Cinq euros de prime pour porter le vêtement « image de marque » ! Et tout est comme ça, c’est une régression incroyable. Je prends toujours l’exemple – ce que je vais dire n’est pas péjoratif : quand je suis arrivé, certains collègues ne savaient pas écrire, ils serraient deux boulons. Moi, je suis arrivé au boulot, j’avais la chance de savoir lire et écrire et je serre toujours les deux mêmes boulons. Là, les jeunes arrivent avec le bac. Et ils serrent toujours les deux mêmes boulons ! On a cru faire évoluer les jeunes en leur donnant des diplômes, mais le travail qu’ils font est le même qu’il y a 50 ans !