Publié le Lundi 8 mars 2010 à 21h51.

Daniel Bensaïd, le scintillement du possible (par Michael Löwy, Samy Johsua, amis et camarades)

 

Daniel Bensaïd se distinguait par sa capacité à combiner des qualités qui vont rarement ensemble : une fidélité obstinée aux idées révolutionnaires et une très grande ouverture vers les questions nouvelles ; la lecture attentive des « Grands Ancêtres », et une immense curiosité pour toutes les formes de pensée « non-conformes », de Charles Péguy à Hannah Arendt ; le refus intransigeant des compromissions avec le système et une extraordinaire générosité envers les individus.

Daniel avait écrit quelques livres importants avant 1989, mais à partir de cette année-là, avec la publication de Moi la Révolution: Remembrances d’un bicentenaire indigne (Gallimard, 1989) et Walter Benjamin, sentinelle messianique (Plon, 1990), commence une nouvelle période, qui se caractérise non seulement par une énorme productivité, mais aussi par une nouvelle qualité d’écriture, un fantastique bouillonnement d’idées, une étonnante créativité intellectuelle.

Lui dont les premiers écrits des années 1968 étaient marqués par le sentiment de l’urgence immédiate et des références parfois avant-gardistes (dont celle au Lénine de Lukacs) va revisiter l’histoire sur la longue durée. Avec plus de doutes et de questions, et moins de réponses. Mais toujours pour le même combat. Comment poursuivre, alors que l’horizon révolutionnaire s’éloigne ? Malgré leur très grande diversité, ces écrits ne sont pas moins tissés de quelques fils rouges communs : la mémoire des luttes – et des défaites – du passé, l’intérêt pour les nouvelles formes d’anticapitalisme, et la préoccupation pour les nouveaux problèmes qui se posent à la stratégie révolutionnaire. Sa réflexion théorique était inséparable de son engagement militant, qu’il écrive sur Jeanne d’Arc – Jeanne de guerre lasse (Gallimard, 1991) – ou sur la fondation du NPA (Prendre Parti, avec Olivier Besancenot, 2009).

« Je lis ses livres sans arrêt comme des remèdes contre la bêtise et l’égoïsme » écrivait récemment son ami, le poète Serge Pey. Ce style littéraire, plume acérée d’un vrai écrivain, propre à l’auteur et inimitable, n’est pas gratuit, mais au service d’une idée, d’un message, d’un appel : ne pas plier, ne pas se résigner, ne pas se réconcilier avec les vainqueurs.

Actualité du communisme

Cette idée s’appelle communisme. Elle ne saurait être identifiée aux crimes bureaucratiques commis en son nom, de même que le christianisme ne peut pas être réduit à l’Inquisition et aux dragonnades. Le communisme n’est, en dernière analyse, que l’espérance de supprimer l’ordre existant, le nom secret de la résistance et du soulèvement, l’expression de la grande colère noire et rouge des opprimés. Son ouvrage La Discordance des temps, en 1995, marque un premier bilan de son détour par Benjamin, et les bases de sa réponse théorique à cette constatation angoissante : la révolution est nécessaire, absolument ; elle est possible, incontestablement ; mais elle est incertaine. C’est que des temps différents s’entremêlent, comme celui de l’avancée de la socialisation de la production et du recul des données politiques, et bien d’autres discordances encore. Peu à peu, Daniel va travailler à tisser son interprétation de Marx (et le retour sur de vieilles questions) et les thèmes nouveaux. Et donner un cadre qui constitue désormais une culture commune pour la réflexion marxiste révolutionnaire contemporaine.

Le communisme n’est pas le résultat du « Progrès » (avec un P majuscule), ou des lois de l’Histoire (avec un grand H) : il s’agit d’une lutte incertaine sans fin annoncée. La politique, qui est l’art stratégique du conflit, de la conjoncture et du contretemps, implique une responsabilité humainement faillible, et doit se confronter avec les incertitudes d’une histoire. L’attitude du révolutionnaire doit donc s’inspirer – comme l’avait déjà proposé Lucien Goldmann – du pari pascalien. Un pari mélancolique – titre d’un des plus beaux livres de Daniel (Fayard, 1997), parce que conscient des défaites du passé ; mais, malgré tout, un pari raisonné sur l’avenir communiste : une espérance qu’on ne peut pas démontrer, mais sur laquelle on engage son existence tout entière.

La fidélité au spectre du communisme n’empêche pas Daniel de prôner un renouveau profond de la pensée marxiste, notamment sur deux terrains où la tradition est particulièrement défaillante : le féminisme et l’écologie. Les féministes – comme Christine Delphy – ont raison de critiquer la démarche d’Engels, qui définissait l’oppression domestique comme un archaïsme pré-capitaliste appelé à s’éteindre avec la salarisation des femmes. La nécessaire alliance entre la conscience de genre et la conscience de classe ne peut se faire sans un retour critique des marxistes sur leur théorie et leur pratique.

Le même constat vaut pour la question de l’environnement : souvent enchaîné au compromis fordien et à la logique productiviste du capitalisme, le mouvement ouvrier a été indifférent ou hostile à l’écologie. À leur tour, les partis Verts ont tendance à se contenter d’une écologie de marché. Or, l’antiproductivisme de notre temps doit nécessairement être un anticapitalisme : le paradigme écologique est inséparable du paradigme social. Face aux dégâts catastrophiques provoqués sur l’environnement par la logique de la valeur marchande, il faut poser la nécessité d’un changement du modèle de consommation, de civilisation et de vie : l’écocommunisme.

Force de l’indignation

La philosophie de Daniel Bensaïd n’était pas un exercice académique, mais était traversée, d’un bout à l’autre, par le courant brûlant de l’indignation, un courant qui, écrivait-il, n’est pas soluble dans les eaux tièdes de la résignation consensuelle. D’où son mépris envers « l’homo resignatus », politicien ou intellectuel qu’on reconnaît de loin par son impassibilité batracienne devant l’ordre impitoyable des choses. Au-delà de la modernité et de la post-modernité, il nous reste, disait Daniel, la force irréductible de l’indignation, l’inconditionnel refus de l’injustice, qui sont l’exact contraire de l’habitude et de la résignation. « L’indignation est un commencement. Une manière de se lever et de se mettre en route. On s’indigne, on s’insurge, et puis on voit. »

Son hymne poético-philosophique à la gloire de la résistance - cette « passion messianique d’un monde juste » qui n’accepte pas de sacrifier « le scintillement du possible à la terne fatalité du réel » – se présente sous l’égide de l’animal totémique des révolutionnaires modernes : la taupe, petit mammifère discret, dont Daniel s’amuse à décrire les aventures littéraires et politiques, de Shakespeare à Marx, en passant par Schlegel et Hegel.

L’esprit de résistance s’inspire à la fois de la patience du marrane et de l’impatience messianique de Franz Rosenzweig et Walter Benjamin. Il s’inspire aussi de la prophétie hébraïque, qui ne se propose pas, comme la divination ancienne, de prédire l’avenir, mais plutôt de sonner l’alerte de la catastrophe qui arrivera si... Toujours conditionnelle, laissant une place à l’incertitude, cette prophétie est un appel stratégique à l’action.

Organiser la lutte

Daniel était infatigable dans la défense du stratège en Lénine. Mais cela ne le rendait pas aveugle aux failles de la tradition bolchévique. Dans un de ces derniers livres, dédié aux écrits de Marx sur la Commune de Paris, il analyse avec sympathie mais distance critique, le célèbre cahier rédigé par Lénine, en plein milieu de la crise de 1917, L’État et la Révolution. Vladimir Illich a eu le mérite de rappeler la thèse centrale des écrits de Marx sur la Commune : les travailleurs ne peuvent pas s’emparer de l’appareil d’État, ils doivent le briser, le démolir. Mais il lui manque, observe Bensaïd, une perception de la politique comme espace de la pluralité. D’où la pertinence de l’avertissement de Rosa Luxemburg, dans sa critique fraternelle et constructive des bolcheviks : le socialisme ne saurait être octroyé par en haut; sans élections générales, sans une liberté de presse et de réunion illimitée, la bureaucratie demeure le seul élément actif…

Daniel nous manquera. Il nous manque déjà, cruellement. Mais nous pensons qu’il aimerait qu’on se rappelle du célèbre message à ses camarades de Joe Hill, le poète et musicien du syndicalisme révolutionnaire nord-américain, l’IWW, à la veille d’être fusillé par les autorités (sous des fausses accusations) en 1915 : « Don’t mourn, organize ! ». Ne vous lamentez pas, organisez (la lutte) !

Parmi les innombrables messages d’hommage, souvent très émouvants, reçus à l’occasion du décès de Daniel Bensaïd, choisir lesquels publier, c’était mission impossible ! Voilà pourtant, en toute subjectivité, trois d’entre eux, émanant de militants avec lesquels Daniel a partagé quelques combats emblématiques au cours de son itinéraire militant : en 1968 à Nanterre, au début des années 1970 dans l’Espagne de la dictature franquiste, dans les grands rassemblements altermondialistes de la dernière décennie.

Un trotskiste pas entièrement trotskiste

En quelques jours de ce début de 2010, trois camarades du Nanterre de 1968 viennent de disparaître. Dans l’ordre Jean-Pierre Montagut, Michel Guillou, Daniel Bensaïd. La seule tristesse ne m’aurait pas incité à écrire ces lignes si je n’avais pas vu dans ces disparitions (annoncées !) un symbole que la proximité des dates fait apparaître. Ils étaient tellement représentatifs de ce que fut le mouvement du 22 Mars dans sa profondeur et sa diversité ! Ils représentent à eux trois ce que peut être la naissance d’un mouvement révolutionnaire alliant diversité, radicalité et non-dogmatisme. Tout cela me paraît terriblement actuel.

Jean-Pierre Montagut, l’anarchiste, un des piliers du groupe de la faculté de Nanterre. Daniel Bensaïd, le trotskyste, un des piliers de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR).

L’anarchiste et le trotskyste, symboles du binôme qui constitua le fondement de la naissance du mouvement du 22 Mars. Le même accent et la même verve du Sud-Ouest, des provinciaux montés à Paris pour les besoins de la cause et le plaisir de la subversion. Michel Guillou, le prof radical et libertaire qui, avec quelques autres de ses collègues (très peu !) rejoignit ce mouvement en lui donnant des allures qui dépassaient très largement le cadre groupusculaire. C’était l’époque où les combats idéologiques n’éradiquaient pas obligatoirement l’affectif… Ce fut sans doute une des clés de la réussite nanterroise.

Ils avaient raison de s’apprécier au-delà de leurs divergences. Un prof pas entièrement prof, un trotskiste pas entièrement trotskiste, un anarchiste pas entièrement anarchiste, que demander de plus ? Ce fait de n’être pas « entièrement », d’être des esprits critiques et caustiques, c’est ce qui leur a certainement permis de pas se renier. Aucun des trois ne s’est laissé prendre par les sirènes du pouvoir qui hurlaient si fort après 1968.

Jean-Pierre Duteuil a été, en 1968, l’un des animateurs du Mouvement du 22 Mars, puis militant de l’Organisation communiste libertaire (OCL)

L’homme qui aimait le militantisme et la vie

Il avait une insatiable soif de connaissance.

De la connaissance qui crée les défis, qui déstabilise, qui questionne, pas la connaissance de la vulgate et des doctrinaires.

Il aimait les mots nerveux, activistes, des mots sur le qui-vive, comme: impatience, brèche, bifurcation, intempestif…

Il fut marxiste par étude permanente et par conviction, ouvert et accroché, disposé à confronter les textes classiques au saut mortel de la réalité.

Il fut trotskiste, « d’un certain trotskisme, sans doute insuffisant, mais non moins nécessaire pour rompre l’amalgame entre le stalinisme et le communisme, libérer les vivants du poids des morts et tourner la page des désillusions »

Il construisit une pensée politique originale, fondée sur une culture encyclopédique, pensée dans laquelle Lénine et Walter Benjamin ont eu autant d’influence l’un que l’autre.

Chaque décennie post 68, il protestait contre l’obligation d’écrire des textes commémoratifs qui puissent résonner comme une nostalgie d’anciens combattants. Mais toujours, il fut loyal à ce réveil qui montra la validité des bifurcations « à gauche du possible ».

Par-dessus tout, il fut un militant internationaliste.

C’est cela la source de l’énorme énergie qu’il déploya, bien au-delà de sa fragile santé, écrivant un livre après l’autre, voyageant ici et là, toujours à la disposition de ses camarades, hier de la LCR et maintenant du NPA.

Il avait une conception chaleureuse, vivante, fraternelle du militantisme.

Il se sentait bien en proximité, dans la convivialité, dans le débat avec des publics divers, critiques, intelligents comme ceux qui l’ont accompagné dans la revue Contretemps.

On trouvera sûrement dans ses papiers quatre ou cinq livres en cours, je ne sais combien de voyages, de lectures en suspens de Sacristan ou de Robert Louis Stevenson.

Il nous laisse irrémédiablement seuls, nous qui l’avons aimé.

Miguel Romero est journaliste et éditeur de la revue Vento Sur (Vent du Sud).

Il a été dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire (État espagnol) et milite aujourd’hui à Izquierda Anticapitalista (Gauche anticapitaliste).

Impatience révolutionnaire

La triste litanie des décès des intellectuels marxistes de la génération des années 1960 se poursuit. Le philosophe et militant français Daniel Bensaïd – l’une des plus importantes figures à avoir émergé de la révolte étudiante et ouvrière de mai et juin 1968 – est mort le 12 janvier dernier, à l’âge de 63 ans.

Dans son autobiographie, Daniel décrit de façon très colorée son enfance dans le modeste bistrot que tenaient ses parents dans un quartier ouvrier de Toulouse où prédominait une forte culture politique communiste. Peut-être ces racines permettent-elles d’expliquer ses grands talents de communicateur, même lorsqu’il maniait les concepts et les thématiques philosophiques les plus ésotériques.

La grande montée des luttes ouvrières de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix a conduit des dizaines de milliers de jeunes gens à travers le monde à rejoindre les organisations qui luttaient pour la révolution socialiste. Dans un livre écrit avec Henri Weber, Daniel a caractérisé Mai 68 comme une « répétition générale » de la révolution à venir. Il a théorisé le sens de l’urgence propre à sa génération – ce qu’il a ultérieurement qualifié « d’impatience révolutionnaire » – par la formule : « L’histoire nous mord la nuque ».

Beaucoup de ceux de la génération des années soixante ont abandonné la politique révolutionnaire lorsque leurs espoirs d’un changement rapide ont été déçus. Pas Daniel. Parmi l’incroyable nombre de livres qu’il a écrits, les plus important sont sans doute les essais qu’il a rassemblés dans « La Discordances des Temps » (1995) ainsi que « Marx l’intempestif » (d’abord publié en 1995 puis, en anglais, en 2003). Daniel était très influencé par Walter Benjamin, le grand marxiste critique allemand. Walter Benjamin voyait l’histoire comme une catastrophe et la révolution comme une irruption soudaine et violente du cours normal des choses.

Bien qu’il ait quitté la direction centrale de la LCR au milieu des années quatre-vingt-dix, Daniel était resté profondément engagé sur le plan politique. Il était l’un des avocats les plus résolus de l’ouverture vers l’extérieur de la LCR symbolisée par les campagnes présidentielles couronnées de succès d’Olivier Besancenot en 2002 et en 2007 et par le lancement du NPA.

Ces dernières années, Daniel s’est beaucoup consacré à la formation à la tradition marxiste d’une nouvelle génération militante. Il a écrit plusieurs essais importants sur la stratégie révolutionnaire et le «nouvel internationalisme» que représentaient les mouvements anticapitalistes et anti-guerre.

Daniel a réalisé toutes ces activités alors que, depuis quinze ans, il combattait une grave maladie. Ces derniers mois, c’est depuis son lit d’hôpital qu’il a organisé l’importante conférence sur l’idée du communisme qui se tient à Paris en ce mois de janvier. Sa fragilité physique était démentie par sa capacité à incarner une volonté sans faille grâce à sa voix riche et profonde et à l’humour incisif qui irriguait tout autant ses conversations que ses discours.

La mort de Daniel Bensaïd, comme celle de Chris Harmann à peine deux mois auparavant, prive le marxisme révolutionnaire de l’une de ses voix les plus fortes et les plus créatrices. Son influence vivra à travers ses écrits et les enregistrements de ses discours. Son influence vivra à travers le fait que ses mots comme son exemple ont aidé à former des générations de militants à travers le monde.

Alex Callinicos est l’un des principaux dirigeants du Socialist Workers Party (SWP – Grande-Bretagne)