Publié le Samedi 14 août 2010 à 16h25.

Nique la France, Devoir d’insolence Entretien avec Saïd Bouamama et Saïd de Z.E.P*

 

À l’occasion de la sortie de leur livre/CD Nique la France, Devoir d’insolence, Tout est à nous! La revue à rencontré les deux auteurs de cette œuvre-pamphlet. En mots et en musique, ils analysent les logiques racistes et impérialistes à l’œuvre aujourd’hui tout en appelant à la riposte. Un objet à mettre entre toutes les mains par les temps qui courent..

Pour commencer, peut-être pourriez-vous revenir sur la genèse du projet. Pourquoi une telle collaboration entre un sociologue et un saltimbanque ?

D’abord, sachez qu’avant d’être « sociologue » ou « saltimbanque », nous sommes d’abord des militants anticolonialistes, antiracistes, anticapitalistes. Nous partageons les mêmes convictions et menons tous les deux les mêmes combats mais avec des outils d’expression différents et parfois, aussi, avec des publics différents. À force de nous croiser sur le terrain militant et associatif lillois, nous avons souvent été amenés à travailler ensemble. Cependant le débat scandaleux sur l’identité nationale, qui s’est imposé à nous, a accéléré notre envie de nous associer sur un projet commun. Le résultat est entre vos mains.

Effectivement, le projet est d’articuler deux outils d’expression politiques qui ont été largement investis ces dernières années : le rap et l’écriture théorique. Il s’agit de faire converger ces deux outils pour une efficacité plus forte dans le combat pour l’égalité, tout en assumant la dimension politique du rejet d’une France raciste, colonialiste, discriminante et inégalitaire.

Qu’est ce que le devoir d’insolence aujourd’hui ?

Nous sommes de plus en plus dans une situation scandaleuse : à la violence subie dans la vie quotidienne des quartiers populaires s’ajoute désormais et de plus en plus la violence du discours idéologique dominant. Celui-ci exige soit le silence, soit la politesse et même parfois la reconnaissance de la part de ceux qui vivent l’injustice, l’inégalité et les discriminations racistes. Ainsi en est-il de l’injonction permanente de déclarer son « amour pour la France » comme s’il était possible d’aimer simultanément les Communards et les Versaillais, les collabos et les résistants, les colonialistes et les porteurs de valises. Le Devoir d’insolence est le refus de cette place du dominé soumis et reconnaissant à l’égard de « son maître ». Il est en premier lieu un cri de dignité refusant de baiser la main de l’oppresseur. Le Devoir d’insolence est ensuite une volonté de refuser les codes de bonnes conduites que veulent imposer les dominants de ce pays car ceux-ci font partie du processus de domination.

Souvent, les mouvements antiracistes ont parlé des opprimés à la troisième personne. Aujourd’hui vous revendiquez le fait de parler à la première personne des colères et des revendications des enfants de colonisés. Vous mettez ce « je » et ce « nous » en avant,pouvez-vous nous en expliquer l’enjeu ?

Pendant trop longtemps l’immigration postcoloniale et ses enfants français ont été des « objets parlés » et non des « sujets parlants ». La conséquence en a toujours été une mise au second plan des revendications jugées trop « radicales », trop « diviseuses », trop peu « tactiques ». À l’image d’un père ou d’un grand frère, ces « antiracistes » nous déclaraient qu’il fallait être patient. Ils affirmaient ainsi savoir mieux que nous ce que nous vivions. Ils nous posaient aussi comme des êtres incapables d’analyser la situation et d’élaborer nous-mêmes nos revendications. Que ce paternalisme et ce fraternalisme (et ce maternalisme aussi au sein d’une partie importante du mouvement féministe par exemple) soient de bonne foi n’enlève rien à leurs conséquences : une dépossession de notre parole. Dire « je » et « nous », c’est réaffirmer notre place dans le processus d’émancipation global et dans notre propre processus d’émancipation. Dire « je » et « nous », c’est reposer notre revendication d’égalité complète et immédiate.

Saïd, tu cites en tant qu’aînés des grands noms de l’histoire anticoloniale et antiraciste (Kateb Yacine, Aimé Césaire, Marmoud Darwich, Angela Davis, Malcolm X, etc.). Aujourd’hui, toutes ces personnes inspirent des millions de jeunes à travers le monde. Qu’est-ce que leur héritage peut encore nous apporter ?

La République nous a imposé des références colonialistes et esclavagistes qui peu à peu ont fait/feront de nous des néocolonisés. Le seul moyen de nous en affranchir, c’est de nous inspirer de ces femmes et de ces hommes qui représentent des moments précis de prise de conscience dans l’histoire des dominés (femmes, colonisés, etc.). Ils symbolisent aussi la prise de parole autonome et le refus d’une délégation de leurs revendications à d’autres. Ils marquent une rupture avec toutes les variantes de paternalisme, de fraternalisme et de maternalisme. Ils signifient tous la rupture avec la domination intériorisée et le refus qu’entraîne cette rupture. Ils sont porteurs d’espoirs sociaux car ils représentent les postures radicales d’égalité et de dignité.

Dans une tribune au Monde en novembre dernier, le rappeur Hamé disait « le débat sur l’identité nationale n’en est pas un. C’est une injonction à l’affirmation ethniciste de soi ». Cela semble rejoindre votre analyse sur la fabrique d’un ennemi intérieur. Qu’en pensez-vous ?

Depuis toujours l’immigration est utilisée comme bouc émissaire pour masquer les véritables problèmes de la société française et détourner la colère des dominés vers d’autres dominés. L’immigration postcoloniale porte, elle, une spécificité qui la distingue des autres immigrations. À la différence des autres, le stigmate xénophobe, les violences racistes, le statut social inégalitaire d’immigré et les discriminations, ne s’arrêtent pas aux parents mais s’étendent désormais aux enfants nés français. Il y a en quelque sorte une transmission transgénérationnelle de ces différents aspects. Avec le débat sur l’identité nationale un nouveau seuil qualitatif est franchi. Désormais c’est ouvertement que l’on considère qu’il y a une « antifrance » tapie au sein de la « République » qu’il faudrait démasquer et réprimer. C’est effectivement comme le dit Hamé le retour à une conception ethniciste, culturaliste, sanguine de la nation que nous n’avions pas connue dans le discours étatique depuis la période de Vichy. Cependant cela n’arrive point brusquement et cette conception ethnicisante de la nation est en développement depuis plusieurs décennies et ce tant à droite qu’à gauche. Face à cela nous réaffirmons une conception politique de la nation comme corps social ayant des contradictions et évoluant sans cesse.

Une des armes utilisées largement aujourd’hui par la classe dominante pour la fabrique d’un ennemi aussi bien intérieur qu’extérieur est l’islamophobie. C’est une bataille importante selon vous ?

Il est d’abord important de réaffirmer que l’islamophobie n’est pas uniquement la fumée qui fait écran sur des problèmes socio-économiques mais qu’elle est aussi et indéniablement liée au racisme dans sa forme « respectable » c’est-à-dire qui tire argument du « droit des femmes », de la « laïcité », de la « république », etc., exactement comme une des composantes du discours colonial. Par ailleurs, les combats sociaux comportent une dimension de lutte sur les grilles explicatives. Pour réussir l’opération d’imposition de la grille de lecture en termes « d’ennemi de l’intérieur », l’imaginaire colonial est réinvesti, revivifié, réactualisé. Or au sein de cet imaginaire est présent la construction de l’islam comme religion statique, grégaire (c’est-à-dire ne laissant pas de place à l’individu autonome), incompatible avec la rationalité, conquérante, etc. L’avantage de ce type de raisonnement est de créer le sentiment d’une distance infranchissable entre dominés en fonction de leurs croyances. Ainsi peut s’installer une logique consistant à « diviser ceux qui devraient être unis et d’unir ceux qui devraient être divisés ». Le combat pour l’égalité ne peut pas se passer d’une lutte intransigeante contre l’islamophobie.

La période actuelle combine, comme dans toutes les grandes périodes de crise, « racisme à l’intérieur, guerre à l’extérieur », les deux maux se nourrissant mutuellement. Est-ce pour cela que vous identifiez la question palestinienne comme révélatrice ?

À y regarder attentivement les mêmes arguments et les mêmes logiques sont utilisés ici pour justifier l’inégalité et les discriminations, en Palestine pour justifier la colonisation, en Irak et en Afghanistan, pour légitimer l’occupation. À chaque fois, on masque les causes économiques et sociales pour mettre en avant de prétendues explications culturelles et/ou religieuses. À chaque fois, on exige des victimes qu’elles se taisent et leurs prises de parole sont considérées comme « excessives » et « violentes ». À chaque fois, la forme de la révolte des dominés est présentée comme inadéquate et dangereuse. À chaque fois, l’agresseur et l’agressé, le dominant et le dominé, le coupable et la victime sont mis sur le même plan. Bien sûr la question palestinienne étant le reflet de l’injustice absolue, de la violence étatique brute, de la discrimination totale, etc., pousse au maximum les logique, en œuvre de manière amoindrie ici. C’est pourquoi elle est révélatrice c’est-à-dire à la fois différente (dans l’ampleur, dans les formes utilisées, dans les conséquences destructrices, etc.) et similaire (dans ses logiques, ses argumentations idéologiques, etc.).

Propos recueillis par Mary Sonnet

 

* Saïd Bouamama est un sociologue et un militant engagé depuis de nombreuses années dans les luttes de l’immigration pour l’égalité réelle des droits en France. Saïd est artiste, rappeur du groupe Ministère des Affaires Populaires et de Zone d’Expression Populaire.