Le dernier ouvrage de Razmig Keucheuyan vise à établir une cartographie internationale des pensées critiques. Un enjeu décisif à l’heure d’une crise historique du capitalisme, de l’idéologie libérale, qui rend possible une reconstruction du combat émancipateur.
L'ouvrage est particulièrement précieux pour celles et ceux qui souhaitent saisir les différentes théories critiques produites depuis ces trente dernières années. Ainsi de Judith Butler à Alain Badiou, l’auteur nous présente en les contextualisant l’ensemble de ces productions. Il est bien sûr impossible de rendre compte de l’ensemble de ce travail et on se contentera d’insister sur trois problèmes soulevés par l’auteur.
Pour le lecteur français, il s’agit d’abord de s’approprier un ensemble critique finalement très peu « français ». Il existe désormais un foisonnement de références dans le cadre de la mondialisation. Dans un pays habitué à la figure de l’intellectuel engagé accompagnant dans son engagement les luttes sociales et inscrivant son travail intellectuel dans un objectif émancipateur, la transition n’est pas forcément aisée. D’autant que Razmig Keucheyan insiste beaucoup pour faire de Paris le centre de la réaction, de la défaite idéologique qui a accompagné l’offensive libérale. Ainsi si la défaite de la pensée critique s’inscrit dans un contexte de défaite idéologique du mouvement ouvrier, d’assauts capitalistes contre les droits accumulés par le monde du travail pendant les trente glorieuses, le rôle des intellectuels français, pour la plupart venus de la gauche voire de l’extrême gauche, dans la restauration idéologique du capitalisme libéral est décisif. D’où une difficulté à saisir les champs de force de la résistance dans un pays où ceux ci-ont été particulièrement affaiblis. On connaît bien l’histoire des nouveaux philosophes, des Glucksamn, BHL et autres. On sait moins l’influence qu’ont eu ces néo-convertis dans l’offensive idéologique néoliberale. Que l’on se rappelle le succès international du Livre noir du communisme de Stéphane Courtois par exemple qu’un Berlusconi s’est empressé de faire traduire en Italie. Une invitation supplémentaire donc à sortir des frontières. Non qu’il n’existe pas en France surtout depuis novembre et décembre 1995 des penseurs critiques (Badiou, Bourdieu, Bensaïd…) mais c’est peut-être ici que la contre-réforme idéologique est la plus prégnante.
Un autre aspect joue un rôle clé dans la production même des théories critiques : la place centrale des universités américaines. Si le fameux « brain drain » est bien connu dans le domaine scientifique et technologique, c’est-à-dire la capacité financière dont disposent les universités américaines à attirer scientifiques et universitaires, ce phénomène touche également la pensée critique, les productions remettant en cause le capitalisme. Avec toute une série de conséquences : une capacité de diffusion démultipliée, de penser le système de l’intérieur de son principal centre, mais également une dépendance vis-à-vis de ces institutions si l’on considère que « d’où l’on parle » a des incidences sur la production même des idées.
Enfin, le lecteur est à la fois séduit par le foisonnement des centres d’intérêt, l’éclectisme des champs actuels de la pensée critique, mais également par la difficulté à produire du global, à refonder une pensée socialiste, un après le capitalisme, intégrant anciennes et nouvelles questions. Peu d’auteurs s’y risquent. Comme si les défaites pesaient encore trop lourdement. D’ailleurs, Razmig conclut son ouvrage sur les perspectives socialistes en reprenant des scénarios qu’avait établis Perry Anderson. Inscrivant ainsi ce travail dans une perspective plus large : un chantier de refondation du socialisme. Trois pistes sont ainsi ouvertes : le débat stratégique, l’intégration de la question écologique, la mondialisation des pensées critiques qui sont disséminésaux quatre coins de la planète, mais surtout les conséquences politiques et idéologiques du basculement du capitalisme vers l’Asie, vers les puissances émergentes. Car la question décisive qui traverse l’ouvrage est bien le lien à établir entre les systèmes critiques et les luttes sociales. Lien difficile à réaliser dans le champ clos des universités américaines mais qui est néanmoins la question déterminante de notre temps.
Pierre-François Grond