Un demi-siècle après sa mort, le 6 décembre 1961, Frantz Fanon, l’un des porte-drapeau les plus prestigieux de l’époque, du mouvement révolutionnaire du tiers monde revient – bien trop timidement encore – sur la scène des débats liés au combat contre l’oppression. On comprend aisément pourquoi la pensée et l’exemple de Fanon avaient, dans les années 1950 et 1960, enflammé les esprits anticolonialistes d’Afrique, des ghettos afro-américains ou de la frange radicalisée des campus étatsuniens ou portoricains, des guérillas d’Amérique du Sud, des rebellions d’Asie... Mais en ce début du xxie siècle, de capitalisme globalisé où les guerres populaires ont laissé la place aux manifestations altermondialistes et au réveil encore hésitant du mouvement ouvrier ici et là dans le monde, comment comprendre le regain d’intérêt pour ce théoricien exalté de la lutte de libération nationale et de la violence révolutionnaire ? Aux Antilles, nous n’avons réussi que depuis les années 1980 (et pas encore suffisamment), à « restituer Fanon à son peuple ». Nous notons avec un immense intérêt l’écho qu’il rencontre auprès de cercles radicalisés de la jeunesse des banlieues françaises. Nous n’oublions pas que la France officielle a rageusement diabolisé Fanon avant de faire fonctionner l’éteignoir du désintérêt, de l’ignorance, de l’occultation. Le retour de Fanon (que Daniel Bensaïd a été parmi les premiers militants français à flairer), est un indice aussi bien de son universalisme trop souvent nié par ses détracteurs que de la résonance particulière de ses écrits avec les nouvelles résistances à l’oppression et à l’écrasement de l’homme, à l’ère du post-colonialisme. Post-colonialisme ? Le Martiniquais aurait pesté contre ce terme, du moins quand il prétend s’appliquer aux dernières colonies de la France, car il traduit à la perfection la manie du colonialisme français à masquer par les « néo » et les « post » le maintien de sa très classique domination coloniale sur ce qu’il appelle l’ « Outre-Mer ». L’une des obsessions de Fanon était précisément de lever les « masques blancs », de percer derrière les formules juridiques et les apparences modernistes les réalités de l’oppression dans son caractère global – expression si chère à Fanon – c’est-à-dire à la fois économique, politique, culturel, psychique. Frantz Fanon n’a été ni le seul ni le premier à avoir démonté les mécanismes de l’exploitation économique et de l’assujettissement politique des colonies, à avoir analysé l’aliénation culturelle et les traumatismes psychologiques engendrés par ce système d’oppression sur ses victimes. Mais il est peut-être celui qui a scruté avec le plus de rigueur et de la façon la plus systématique les faits, les distorsions, les contradictions liés à l’abomination coloniale. Par ces temps de polémiques furieuses sur la question du voile islamique, par exemple, on gagnerait à relire les pages très dialectiques écrites sur le sujet, il est vrai dans un autre contexte, dans son ouvrage L’an v de la révolution algérienne ; il est peut-être celui qui a relié avec le plus de pertinence et d’insistance les différents niveaux de l’oppression coloniale et souligné le plus radicalement le caractère indispensable de la rébellion du colonisé pas seulement pour reconquérir sa terre, ses richesses naturelles, le pouvoir politique mais aussi et en même temps, dans un même mouvement, son être même dans toute sa réalité psychique et physique. Un intellectuel liant la paroles et les actes Les dénonciations par Fanon de l’horreur coloniale, ses colères contre les atermoiements de « la gauche française », sa volée de bois vert contre « les mésaventures de la bourgeoisie nationale » des pays dominés n’ont pas forcément davantage de fondement théorique que celles du marxisme révolutionnaire depuis des décennies avant lui. Mais ces analyses au scalpel prennent sous la plume de Fanon une dimension charnelle, une puissance de conviction, une vigueur éthique qui fascine tout opposant sincère de la domination de l’homme par l’homme ! L’impatience à fleur de peau qui traverse l’œuvre de Fanon est celle d’un lutteur exigeant, d’un intellectuel liant étroitement la parole et les actes. L’homme, répétait-il, n’est pas ce qu’il dit. Il est ce qu’il fait. On n’est pas obligé, surtout 50 ans plus tard, de partager toutes les analyses de Fanon, par exemple sur les rôles respectifs de la paysannerie et du prolétariat dans le combat émancipateur des pays de la périphérie du capitalisme ou encore sur « la violence [qui]désintoxique ». On peut aussi constater que ses analyses lumineuses sur certains épisodes de la vie de sa Martinique natale voisinaient avec une évidente sous-estimation de la complexité socio-historique de ce même pays. Mais il faut absolument tordre le cou à certaines accusations injustes faites à Fanon. Son appel explicite au « réveil » des masses prolétariennes d’Europe (Les Damnés de la terre) détruit les propos qui le présentent comme un « anti-européen ». De même la radicalité de son discours est le contraire du nihilisme. Ses charges d’une grande virulence contre le colonialisme qui massacre et déshumanise ne l’amène jamais à l’essentialisme qui aujourd’hui encore embrume l’esprit de certaines victimes de la « domination blanche » qui n’est rien d’autre que la domination du colonialisme et de l’impérialisme. Le même fil humaniste, généreux, révolutionnaire relie l’acte de Fanon adolescent partant avec enthousiasme en « dissidence » contre la domination nazie à son acte d’adhésion au FLN algérien contre l’occupant français et, dans la foulée, à son engagement Pour la Révolution africaine. Une même pulsion, un même souffle se retrouvent dans toutes les étapes d’une vie pressée passant en quelques années de l’analyse sans concessions de « l’expérience vécue du noir » (Peaux noires et masques blancs), à la sociologie d’une révolution (L’an v de la révolution algérienne), puis à l’analyse impliquée des luttes africaines (Pour la Révolution africaine) avant de s’achever pratiquement sur son lit de mort avec ce remarquable effort de réflexion stratégique et d’appel à l’action des Damnés de la terre. Une leucémie foudroyante a empêché que toutes les pistes que l’on sent ouvertes dans ces pages ultimes ne soient développées par cet esprit attachant, rigoureux et passionné mais qui a toujours voulu « interroger ». Pour suivre ces pistes et surtout les développer aujourd’hui, nous avons l’obligation de nous écarter aussi bien des approximations staliniennes qui voulaient le disqualifier par l’épithète de « nationaliste » que des confiscations nationalistes cherchant à réduire la portée subversive et finalement anticapitaliste de son œuvre. Ainsi alors, on pourra donner toute sa portée à son mot d’ordre fameux, un mot d’ordre qui fleure bon son créole sous-jacent : il faut « lâcher l’homme » !Philippe Pierre-Charles (Groupe Revolution socialiste) et Olivier Besancenot