Publié le Samedi 25 décembre 2010 à 14h20.

Et si on refaisait 95 ?

Depuis 1995, tous les secteurs qui se battent attendent des cheminots qu’ils bloquent l’économie. Pourtant, outre le fait que les changements de réglementation et d’organisation du travail à la SNCF rendent plus difficile d’arrêter le travail, la force de la grève est surtout la conjonction de plusieurs secteurs en lutte qui la rende efficace et permet de l’étendre.

Le mouvement contre la réforme Juppé des retraites de 1995 a marqué pour longtemps les esprits. Pendant trois semaines, une grève touchant les transports collectifs dans les villes et la SNCF au niveau national avait provoqué un blocage total du trafic et participé à un mouvement qui avait fait reculer le gouvernement.

Depuis, dès qu’une grève dépasse 24 heures à la SNCF, on se demande « quand le trafic va s’arrêter ? » Combien de profs sont venus dans les AG de cheminots en 2003, leur demandant de bloquer le trafic « comme en 1995 » ? Combien de jeunes sont descendus sur les voies de la SNCF lors du mouvement contre le CPE en 2006 espérant que les cheminots se mettent en grève, « comme en 1995 », pour tout bloquer ?

Depuis 1995, plusieurs grèves, comparables en termes de mobilisation et de durée, ont eu lieu (par exemple en 2007 contre la réforme des régimes spéciaux).

La grève reconductible initiée le 12 octobre à l’appel de toutes les organisations syndicales de l’entreprise a duré plus de quinze jours avec des taux de grévistes importants, des assemblées générales, pas forcement massives mais quotidiennes, et partout une participation aux manifestations et des pics de mobilisation lors des « journées d’action » avoisinant les 40 % de grévistes dans le collège exécution. Si le 12 octobre, on dénombrait près de 50 % de grévistes tous collèges confondus (exécution, maitrise, cadres), la grève s’est maintenue à un niveau élevé dans « les secteurs qui comptent », à savoir les conducteurs et les contrôleurs et dans une moindre mesure les aiguilleurs. De ce point de vue, la mobilisation est comparable à 1995.

Alors, pourquoi n’a-t-on pas assisté à ce fameux blocage total du trafic ?

L’obsession de la direction de la SNCF est d’empêcher le scénario de 1995 de se reproduire. Sarkozy l’a aidée en instaurant le service minimum au 1er janvier 2008. Dorénavant la plupart des cheminots doivent se déclarer grévistes 48 heures à l’avance sur des préavis de grèves par ailleurs encore plus contraignants à déposer : il faut faire au préalable une «demande de concertation immédiate» et ce n’est qu’après une rencontre avec la direction (qui peut prendre trois jours) que le préavis de grève peut être déposé pour être effectif au minimum dix jours plus tard... La direction utilise ces délais et la connaissance des cheminots qui seront en grève, non pas pour « négocier au mieux » et éviter un conflit... mais pour organiser la circulation des trains.

Ainsi pendant les grèves, des jaunes travaillent 24h/24 pour minimiser au maximum l’impact de la grève. Pour la banlieue, au lieu d’une circulation toutes les demi-heures, quelques trains fonctionnent le matin et le soir et le trafic est quasi nul dans la journée. Des cheminots qui travaillent sur des trains de marchandises sont transférés vers le trafic voyageurs : la branche SNCF Géodis (fret) a fini par annoncer que pendant dix jours, 90 % des trains de fret n’ont pas roulé.

Des modifications importantes au niveau du « management » et de l’organisation du travail sont également intervenues. Les précaires, CDD ou CDI sans le statut cheminot sont plus nombreux dans les métiers d’accueil ou aux guichets et ont plus de mal à se mettre en grève. Les petits chefs et certains agents subissent une pression accrue et remplacent plus facilement les grévistes qu’il y à encore dix ans et ce parfois en contradiction avec la réglementation du travail.

On voit aussi de plus en plus de cheminots s’inscrire dans une grève longue tout en reprenant le travail de temps en temps pour éviter de perdre trop d’argent, notamment entre les repos.

Enfin une grande partie participe à la grève par des arrêts de 59 minutes ou en venant aux manifs, sans pour autant faire grève : les bas salaires et les problèmes de surendettement qui ne cessent de grimper y sont pour beaucoup.

Vu la désorganisation à certains moments, on n’est certainement pas passé loin d’un blocage total du trafic, ce qui aurait été une bonne chose. Mais la grève est un mouvement d’ensemble : ce n’est pas telle ou telle catégorie seule qui peut provoquer une paralysie de l’économie. Si cette fois-ci les raffineries et dans une moindre mesure les cheminots ont été à la pointe, nous n’avons pas connu assez de mouvement reconductible dans des secteurs significatifs.

En 1995, l’arrêt du trafic à la SNCF a aussi été rendu possible parce que la grève dans les transports publics, dont la RATP, renforçait celle de la SNCF et vice-versa. Idem avec des secteurs importants en grève en 1995 mais qui ont enregistré depuis plusieurs défaites, notamment liées à la privatisation : Air France, France Telecom, La Poste, EDF-GDF et qui ont participé cette fois-ci à la grève avec des inégalités.

La force de la grève n’est pas l’affaire de ceux qui auraient la capacité de bloquer par rapport à d’autres qui ne l’auraient pas. C’est la conjonction de plusieurs secteurs en lutte qui s’organisent et étendent la grève qui la rend efficace. La force de la grève est son caractère de masse, qu’aucun blocage, même sympathique, d’un rond-point ou de voies de chemin de fer ne sauraient remplacer.

Basile Pot