Publié le Mardi 8 février 2011 à 16h30.

Un communisme des singularités (par Véronique Bergen, Contretemps n°4)

Le vocable et l’idée du communisme sont-ils frappés d’obsolescence, de péremption en raison des visages étatico-totalitaires qu’ils ont pris au XXe siècle ?  La capture historique de l’idée dans des régimes qui l’ont vidée de sa substance invalide-t-elle le principe même du communisme ? Soit l’on soutient que, inopérante dans la résonance émise par le concept mais pas en son concept même, l’idée demeure féconde en son noyau dur, débarrassée de sa gangue « empirique », soit l’on décrète que le nom et ce qu’il désigne sont hypothéqués de part en part : il n’y aurait pas de recyclage possible des noms car les noms seraient plus que des noms 1. 

Nous soutiendrons que le mot et l’idée, d’avoir été invalidés en leur usage, ne le sont pas en leur principe. D’avoir été retournée en son contraire lors de sa matérialisation ne démonétise pas la puissance de l’idée communiste. Deux problèmes surgissent dans le sillage de cette proclamation de ce que je nommerai une relance de l’idée : 

1° Comment décaper, élaguer l’idée du communisme des reterritorialisations, des durcissements molaires qui la prennent à revers ? Quelle dynamique permettra de garder un nom (et l’idée dont il est le corrélat) et de lui injecter une nouvelle vie sans que des adhérences molaires ne reviennent la contaminer ? 

2° Par la disjonction entre l’idée, l’hypothèse et sa réalisation, ne recourt-on pas à une opération doublement problématique, d’une part par les présupposés qu’elle affiche (faire passer une différence de nature entre un concept et les figures historiques de sa réalisation) et d’autre part par les conséquences qu’elle entraîne (retour à une scène kantienne basée sur le clivage du transcendantal et de l’empirique, de l’intelligible et du sensible, de l’Idée régulatrice et du fait, ou retour à la version deleuzienne du partage kantien transcendantal/empirique à savoir la batterie du virtuel et de l’actuel) ? De même que, pour Deleuze, l’échec, la « trahison » d’une révolution au niveau de son inscription historique laisse inentamée sa force virtuelle, sa puissance au niveau du devenir, les errances de la traduction concrète, de l’actualisation de l’idée communiste ne discréditeraient en rien sa cohérence philosophique.

Primo, que faire d’un nom quand ce nom obscurcit l’idée dont il est porteur et est le prédateur de la réalité qu’il désigne ? Que faire quand la projection de l’idée dans le réel s’est soldée par la mise en place d’Etats communistes qui ont été les fossoyeurs de cette même idée, brouillant sa lisibilité ? Comment ne pas retomber dans le clivage en impasse entre une valorisation du communisme comme pur mouvement et une stigmatisation de ses retombées ? Comment ne pas en rester au seul éloge stérile du dynamisme du mouvement insurrectionnel, en deçà de la tenue de ses conséquences et de son assise dans l’être ? En outre, décréter discrétionnairement vouloir amputer le nom et l’idée de communisme des connotations qui lui sont attachées –  collectif homogénéisant les différences (au niveau conceptuel), dictature stalinienne, régime bureaucratique muselant les libertés individuelles, mainmise étatique liberticide… (au niveau de son incarnation) – ne suffit pas à acter le renouveau du vocable : idéologiquement, dans l’inconscient collectif, il reste grevé par ses recodages conceptuels et ses dérapages historiques. 

Secundo, soutenir simultanément la validité d’un concept au niveau de son opérativité structurelle, de son invariant et son invalidité sur le plan de sa thématisation, de sa réalisation ne vaut qu’à s’inscrire dans un dualisme kantien, dans une variante du distinguo bergsonio-deleuzien entre virtuel et actuel ou dans le schéma badiousien d’une césure entre éternité et histoire. Ne pas céder sur l’idée alors même que ses concrétisations historiques ont échoué, c’est ipso facto prétendre à une telle disjonction de plans. 

J’ouvre ici une petite parenthèse terminologique. En sus d’embarrasser par sa connotation théologique et ses relents eschatologiques, la notion de sauvetage de l’idée communiste me semble réactive dans son geste même et dans le risque qu’elle comporte : se présenter comme une répétition morte, non différentielle, comme un retour sous la guise de l’exhumation, un pas en arrière inattentif au lever du nouveau, de l’intempestif. Quant à la notion de réhabilitation, elle importe en elle la triste sphère de la morale et du jugement. Exit aussi ce qui évoquerait la parabole d’une renaissance, d’une résurrection du phénix au terme de moultes dérives et errances extérieures à son principe. C’est pourquoi je privilégierai le concept de relance de l’idée de communisme avec tout ce que cela comporte d’aléatoire, d’indéterminé, de risqué. Une idée est, perdure, persiste souterrainement puis éclate quand personne ne l’attend : elle n’a pas à être sauvée, tout au plus à être vigilante par rapport aux torsions qu’elle subit dans le geste de son tracé.

Dans le creusement de la question de l’idée de communisme, je pointerais un autre écueil : l’appel à son lever en terme d’alternative au néolibéralisme. Bien que l’urgence des temps présents prenne le visage de l’invention d’un autre régime du vivre que le capitalisme, l’affirmation de l’hypothèse communiste me semble devoir être prise pour elle-même et non pas en contrepoids à un état de choses dominé par la loi du marché. Jouer exclusivement ou prioritairement le communisme comme substitut de l’empire marchand, c’est passer par pertes et profits le fait qu’il doive être posé en lui-même et non comme l’autre voie qui regagne ses lettres de noblesse lorsque l’adversaire se défait au fil de crises en chaîne. Cette justification indirecte par l’autre dont on s’arrache sent trop la théologie négative. L’idée communiste est davantage que la mise en avant de ce dont le capital fait litière (le principe d’égalité entre les existants) et davantage que la négation de ce que le capital prône (la loi de l’intérêt privé et du profit). Evaluer la pertinence, la fécondité d’un concept, c’est en passer par le dépli de ses effets et de ses impacts : la vitalité d’une notion se mesure alors aux affirmations vitales qu’elle produit. En soi, l’idée de communisme rassemble deux composantes : l’égalité comme principe et l’émancipation comme processus. Sa pertinence s’atteste par l’augmentation des puissances d’exister que l’idée promeut et entend acter. Qu’elle soit en outre l’autre choix qui nous permette de nous engager dans un au-delà du capitalisme ne s’élève que sur cette pertinence intrinsèque. 

En sa tenue minimale, l’idée de communisme implique l’affirmation d’une égalité entre les sujets inscrits dans un seul monde commun, sous l’horizon de l’émancipation. En son énoncé, elle tient le pari d’une montée des inexistants, des exclus, des sans-parts à l’existence, comme le dit Badiou d’une mutation du « nous ne sommes rien » en un « soyons tout ». Se placent sous la ligne communiste ceux qui explorent ce que peut un corps, ceux qui travaillent à la reconquête de ses puissances au terme du retournement-démantèlement des instances qui l’oppriment et l’entravent. Plus qu’une procédure politique, elle est un processus de subjectivation. Plus qu’une organisation collective, elle est une multiplicité d’agencements qui se déboîtent et se rejouent sans cesse et qui, aux rapports de pouvoir asseyant la domination, substituent des rapports de forces où s’exacerbent les puissances d’exister. Infléchie, revisitée sous une lueur spinoziste, l’idée de communisme implique :

1° Un congédiement des hiérarchies du pouvoir, de leur imposition transcendante (hiérarchies du pouvoir sur lesquelles se fonde le capitalisme quand bien même elles sont masquées par un dispositif rhizomatique de flux) au profit de diagrammes de puissances en pure immanence.

2° Une cartographie du commun qui favorise la divergence des séries, l’invention de singularités irréductibles, de flux de différences.

Rien de plus urgent que de dépoussiérer l’idée de communisme des vieilles lunes qui la recouvrent, de la débarrasser de ce avec quoi on l’identifie, à savoir l’homogénéisation des subjectivités dans un collectif qui les chapeaute et les discipline 2. L’idée ne se tient qu’à viser la création de multiplicités différentielles, entendu que le commun au sens d’un seul monde pour tous, comme l’entend Badiou, ne répond pas à la prescription d’un collectif molaire auquel se subordonnent les différences, mais à l’exaltation de micropratiques qui coexistent à même leur bifurcation, leur hétérogénéité, traversées par des lignes de fuite, des devenirs mineurs et des vecteurs de nomadisme. La défense de l’idée communiste n’est rien sans sa conjonction avec l’engagement dans des processus libératoires qui augmentent nos puissances de vie. Promouvoir la puissance, la potentia des agencements individuels ou collectifs, c’est immanquablement les soustraire à la logique du pouvoir, de la potestas. Communisme des singularités dès lors dont il revient d’expérimenter les postures possibles selon qu’on le pense avec Hegel ou sans le concours de Hegel, sous la forme du parti et de la stratégie politique, sous l’angle de réseaux sociaux non fédérés ou sous celui de la discipline de l’organisation militante.  

Il nous appartient de n’appartenir à personne et de rejouer sans relâche le possible libérateur contre ce qui est. Comme l’écrit René Char : « Nous n’appartenons à personne sinon au point d’or de cette lampe inconnue de nous, inaccessible à nous qui tient éveillés le courage et le silence 3. » A ceci près que l’événement fulgure quand l’inaccessible est atteint, à savoir quand l’impuissance est transmuée en puissance. Appréhender le communisme comme spectre qui se creuse un visage dans le mur du présent mais aussi comme contemporain de ce que nous ferons de lui, c’est soutenir qu’il est une idée neuve en Europe. 

Véronique Bergen. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56

Notes

1 Si l’on opte pour cette seconde branche de l’alternative, s’inscrivant dans une filière nietzschéenne ou barthésienne, l’on dira alors que la langue n’est pas neutre. De même que, pour Nietzsche, les noms sont contaminés par les partages métaphysiques qu’on y a importés, de même qu’une nouvelle image de la pensée appelle une autre grammaire, le nom de communisme et le contenu qu’il véhicule seraient entachés par les formes historiques qui s’en sont revendiquées. 

2 Voir à ce sujet Daniel Bensaïd (texte), Charb (dessins), Marx. Mode d’emploi, Paris,  Zones, 2009, p. 63 : « Contrairement à une légende réactionnaire qui présente le communisme comme le sacrifice de l’individu à la collectivité anonyme, le Manifeste le définit comme une "association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous". Ainsi conçu, il apparaît comme la maxime du libre épanouissement individuel. On ne saurait le confondre ni avec les mirages de l’individualisme impersonnel, uniformisé par le conformisme publicitaire, ni avec l’égalitarisme grossier d’un socialisme de caserne ».

3 René Char, Feuillets d’Hypnos, in Fureur et mystère, Paris, Poésie/Gallimard, 1962, p. 87.