Publié le Mardi 8 février 2011 à 18h52.

Le mot: «communisme», puisqu’il en faut un... (par Michel Surya, Contretemps n°4)

Le mot: «communisme», puisqu’il en faut un et puisque c’est celui-là que vous avez retenu.

On remarquera cependant:

1- Que tout, ou à peu près, appelait le mot «communisme» à disparaître;

2- Qu’il n’a pas disparu, qu’il reparaît même (je veux dire qu’il connaît ce surcroît d’actualité), à la faveur de l’usage qu’en a fait Alain Badiou il y a peu.

On assortira cependant cette seconde remarque d’une précision: Badiou n’emploie pas le mot sans en restreindre sensiblement la portée, l’articulant tantôt au mot «hypothèse» l’articulant tantôt au mot «idée» (Hypothèse communiste dans un cas 1; Idée du communisme dans l’autre2). Ce qui, dans la mathématique qui n’est pas pour rien la sienne, même quand il parle de politique, veut dire que vérification devra nécessairement être faite de la validité de son emploi (présent et à venir). Précision que compète cette seconde: «communisme», dit-il, vaut aussi bien pour: «émancipation», etc. Autrement dit, s’il convient qu’un mot est nécessaire, et s’il compte celui-là au nombre de ceux que la situation appelle (que les «circonstances» appellent), c’est en partie disposé à soutenir que c’est lui qu’elle appelle préférentiellement; mais pas au point cependant de ne pas être prêt à en appeler à d’autres si les méprises l’emportent qu’il est susceptible de susciter.

Autrement dit, il ne choisit pas davantage qu’il n’insiste (il n’insulte pas l’avenir, laissant aux autres le soin d’insulter le passé). Cette dernière précision pour dire: la chose n’est certes pas douteuse (elle ne l’est aucunement) qui veut que tout doive être renversé, même si le mot l’est (ou peut l’être). J’ajoute: assez douteux pour ne pas s’imposer même à celui qui semble l’imposer. J’ajoute encore: même s’il semble en imposer à ceux qui le reprennent (et il importe peu alors qu’ils le reprennent de lui, puisque celui-ci s’est abstenu d’en établir absolument le sens).

D’autres questions se présentent à l’esprit:

1- Pourquoi le mot «communisme» n’a-t-il pas disparu quoique tout l’appelât à disparaître? De quelles réserves dispose-t-il que l’histoire, dont il a entre-temps été chargé (souillé), n’a pas épuisées? Il faudra y revenir.

2- Pourquoi le reprendre, et que reprend-on le reprenant?

3- D’autres mots n’auraient-ils pas mieux convenu, que l’histoire n’eût pas pareillement –entre-temps– chargés (souillés)?

La troisième question est elle-même une réponse: oui d’autres mots auraient, de beaucoup, mieux convenu («anarchie», par exemple), à ceci près qu’il n’y a aucun sens à le prétendre dès lors que c’est «communisme» et que ce n’est pas «anarchie» qui est revenu. Nul n’est venu parler d’«hypothèse» ou d’«idée» anarchiste; nul en tout cas ne l’a fait de façon telle que quiconque voulût le reprendre (c’est regrettable et je le regrette: mais, sans doute, le mot «anarchie» n’est-il pas fait pour revenir ou, du moins, pas pour revenir pareillement –il n’a, il est vrai, jamais mobilisé les mêmes ambitions ni, partant, aucune «masse»). (En même temps, il ne cessera jamais de venir-revenir hanter le mot «communisme» lui-même, comme son mauvais témoin, aussi longtemps que celui-ci viendra-reviendra hanter le langage.)

Répondre à la troisième question, c’est répondre à la première partie de la deuxième. Reste alors, avec la seconde partie de la deuxième question, toute la première: pourquoi «communisme» –le mot– n’a-t-il pas disparu que l’histoire –«Staline», la «bureaucratie», comme vous dites, bien d’autres choses encore– a pourtant retourné, défiguré, rendu horrifique? La réponse n’est pas nécessairement simple, ni rassurante. Elle peut vouloir dire que le mot est substantiellement supérieur à ses défigurations successives; autrement dit, que la promesse qu’il porte n’est pas mesurable aux compromis qu’il a dû passer; ou bien que ses compromissions elles-mêmes, si considérables qu’elles aient pourtant été, ne mettent pas en cause l’inspiration initiale à partir de laquelle elles ont été passées; à la fin, que cette inspiration persiste qui ne demande qu’à être retrouvée. Soit! On pourra tout aussi justifiablement prétendre qu’il ne s’est agi là ni de compromis ni de compromissions, mais d’un travestissement du tout au tout qui demande qu’on retrouve, sous la cendre des mots et des morts, l’inspiration initiale. Pourtant, on ne pourra pas ne pas faire, dans un cas comme dans l’autre, qu’on n’idéalise et l’inspiration et le mot. Qu’on ne s’en tienne à l’idéalité qu’il désigne aussi, quelque obstinée violence qui s’y oppose nécessairement et ne cessera jamais de s’y opposer. C’est ceci qui n’est pas rassurant: ces réserves sont celles d’une piété et toute piété, qui s’est toujours célébrée au moyen d’un mot, n’a jamais passé avec le monde réel, avec le monde politique, que des compromis ou des compromissions où elle a perdu l’âme dont elle se pensait dotée.

Dans la controverse qui a récemment opposé Daniel Bensaïd à Alain Badiou, controverse intéressante à plus d’un titre, plusieurs traits demandent à être un moment remarqués. Je retiens pour ma part celui-ci qui autorise le premier à reprocher au second de tenir toute l’histoire du communisme «réel» pour «stalinienne». Toute, c’est-à-dire indistinctement: léniniste, stalinienne, trotskiste… On comprend que Bensaïd proteste, lequel tient –comme au communisme lui-même– que penser celui-ci c’est en penser l’histoire, et que l’histoire n’en est pas la même selon qu’elle est léniniste, trotskiste ou stalinienne. Il tient qu’on ne doit pas méconnaître comment l’histoire s’est écrite, qu’on le doit d’autant moins que la plupart de ceux qui la revendiquent, et militent encore en son nom aujourd’hui, sont volontiers portés à l’oublier (vieilles lunes, dont leurs luttes n’auraient plus rien à faire). Mais Badiou a raison aussi: à très peu près, l’histoire est la même et il n’est plus temps de savoir avec précision ou certitude quand la trahison a commencé et avec qui: Staline, Lénine, Trotski, Boukharine, etc. –vieilles lunes, si l’on veut, de ce point de vue, qu’il n’est pas même impossible de faire remonter à Marx et Engels eux-mêmes (ce qu’on a vu faire aux philosophes dits «nouveaux» à la fin des années soixante-dix). Quelque usage que certains en aient fait, et infamants, ce n’est pourtant pas une querelle subalterne. Ce l’est si peu qu’elle permet au premier de reprocher au second (reproche inattendu) de former là une «hypothèse» plus «philosophique» que «politique». Admettons-le, au moins provisoirement (même si eux-mêmes ne sauraient tomber d’accord là-dessus). L’admettre permet au moins qu’on déporte un instant l’attention du mot «communisme» vers le mot «hypothèse», et que la querelle par le coup s’en trouve renouvelée. C’est-à-dire, elle permet qu’on restitue au mot «hypothèse» –mot qui ne divise pas– l’importance que le mot «communisme» –qui divise– semblait avoir prise toute. Ce qui est acquis en effet, et auquel il faut se tenir, c’est:

1. le principe d’une opposition irréductible à l’actuel système de domination;

2. que relèvera du mot «hypothèse» (ou le pourra) n’importe laquelle (ou presque) des formes que revêtira cette opposition;

3. que «communiste» ne constituera qu’une des formes que cette hypothèse sera susceptible de revêtir, quand bien serait-elle celle sur laquelle le plus grand nombre, non sans raison, s’accorde.

C’est pourquoi il faut en revenir à la question que vous posez, que je rappelle: «De quoi le communisme est-il le nom?»3. A celle-ci, on est tenté de répondre d’abord ceci:

1. de trop de choses à la fois pour qu’il soit possible de dire ici quoi.

Réponse rapide à laquelle il est possible d’en opposer une autre qui l’est plus encore:

2. d’un matérialisme –réponse, on le voit, qui présente l’avantage de ne pas diviser a priori l’hypothèse entre son versant politique et son versant philosophique. Pas n’importe quel matérialisme, cependant: le premier, sinon le seul qui ait fait du matérialisme une politique ou toute la politique (alors qu’il avait déjà fait des philosophies).

Deux questions cependant, toujours avec la même vitesse:

1. le communisme n’a-t-il été que matérialiste?

2. le communisme a-t-il été assez matérialiste?

La réponse à la première de ces deux questions s’impose: il n’a certes pas été qu’un matérialisme ou que matérialiste –mais, c’est selon, un idéalisme, un spiritualisme, un utopisme, un messianisme, etc. (Il s’y est attaché plus de foi que de vrai savoir, plus de croyance que de lucidité, plus d’opinion que de pensée, plus d’espérance que de calcul, etc.).

A la seconde de ces deux questions, la réponse s’impose aussi (contre laquelle beaucoup pourtant se récrieront): il n’a pas été assez matérialiste.

De ces deux observations complémentaires (aucunement, donc, contradictoires), selon lesquelles le communisme n’a été ni seulement ni assez matérialiste, il est possible de déduire ceci:

3. le communisme n’a jamais été seulement ni assez communiste.

Le contraire, en somme, de ce qu’on n’a que trop dit. Il faut alors soutenir que ce qui a terrifié –et qu’il ne faut diminuer en rien ni d’aucune façon–, ce n’est pas le communisme, mais sa déconvenue (sinon sa non-venue, du moins sa venue à demi), laquelle a commencé avec lui, en même temps que lui, et pour les raisons que lui-même a réunies. Tout le travail qui reste à faire tient à ses raisons –mais quel travail! C’est de ce travail et de ces raisons que la valeur des mots «communiste», en premier, et «hypothèse», accessoirement, dépendra.

De longs détours devraient être nécessaires (le seront). Celui, par exemple, qui consistera à rappeler que ce mot –«communisme»– est apparu pour la première fois chez Restif de la Bretonne. Rappel qui est l’occasion de deux remarques accidentelles:

1. pas chez un philosophe (même français, même des Lumières), mais chez un écrivain (la grande liberté de la langue pensée-créée au et par le XVIIIe siècle, avant que le moralisme bourgeois du XIXe en eût raison);

2. pas chez un doctrinaire, un responsable, un représentant, un élu, mais chez un libertin (que Paris, la nuit, obsède, qu’obsède la surexposition du sexe, lequel mêlerait les classe sociales, en tout cas ne distinguerait pas entre elles –la nuit, tous les chats dialectiques sont gris).

Deux remarques donc, lesquelles permettraient cette observation: philosophe/écrivain, doctrinaire/libertin (etc.), comme ils s’opposent terme à terme, opposent aussi a priori et terme à terme deux destins possibles/prévisibles du mot «communisme» (préviennent contre la méprise –tragique– à laquelle il n’échappera pas).

Reprendre l’histoire du mot «communisme», c’est la reprendre au moment où il a effectué le partage. Pas le partage qu’il promettait; un autre: qu’il ne promit pas à tous pareillement. Marx en effet ne promit pas à tous le même partage quoique le communisme était fait pour que ce fût la condition même du partage qui ne dût plus être contestée –n’est-ce pas ce qu’on attendait de Marx?

Marx en effet a séparé. Pas seulement entre classes ennemies (c’était bien le moins), mais entre ennemis de la même classe (entre ce dont il fit, dans la même classe, des ennemis). Marx a séparé entre le bon grain de la «plèbe» et l’ivraie de la pègre –de la «pègre prolétarienne», ce sont ses mots. Promettait-il de «relever» ce qui est bas et vil (proletarius)? Il ne l’a pas promis sans, par le même geste, abandonner à cette «bassesse» et à cette «vilenie» ce qui l’était le plus, ce qui était irrelevablement bas et vil, décidant en somme qu’il l’était sans espoir ni remède. Son matérialisme dissolvait moins une séparation existante qu’il ne la déplaçait. Et, à la fin, qu’il ne la reconduisait et ne la renforçait, l’assortissant en fait d’une sévérité accrue du jugement; dont dépendra plus tard la sévérité de tous les jugements prononcés en son nom. Dont, autant le dire, ce sont toutes les suspicions et tous les procès qui dépendront désormais, qui s’autoriseront de son principe.

Les mots au moyen desquels il a désigné ce reste de l’opération de partage qu’il effectuait à son tour, qui aurait dû corriger la précédente, qui aurait dû permettre que le partage ne nécessitât plus dès lors aucune correction, sont parmi les plus cruels, surtout parmi les plus moraux qui fussent jamais formés. Ils apparaissent dans le Manifeste; ils abondent dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. J’y renvoie4. Il n’y a pas de bourgeois qui n’ait pu les avoir alors comme lui, avec lui. Qui ne puisse les avoir aujourd’hui. On n’y a pas assez pris garde. Marx nomme et condamne, et ne nomme ni ne condamne pas moins que la bourgeoisie elle-même le sous-prolétariat pouilleux et paillard des estaminets, des beuveries et des rixes, qui boit et baise sans vergogne, c’est-à-dire sans souci du travail, c’est-à-dire sans souci de reproduire une main-d’œuvre qu’il faudra que la guerre de classes, le moment venu, reprenne au capital. Parce que le matérialisme de Marx est moral (Marx n’attend pas moins du travail que les bourgeois même s’il en attend le contraire –rien n’a changé de ce point de vue). Parce que le matérialisme de Marx est puritain (un siècle de puritanisme communiste nous l’enseigne dont les traitement réservés au sexe, à la psychanalyse et à l’art constituent un marqueur très sûr). Parce que c’est un «haut» matérialisme, pour le désigner par opposition au matérialisme auquel Bataille en appellera au début des années 1930 (contre le fascisme et contre le marxisme lui-même, par le coup, impuissant à s’opposer à sa «montée»): un «bas matérialisme».

Le communisme est-il un matérialisme? il aurait dû l’être–ne l’a pas été; il le devra–le sera-t-il? N’être qu’un matérialisme pour mériter le nom que vous voulez qu’on lui donne encore, et auquel lui-même a prétendu.

Michel Surya. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56

Notes

1 C’est le titre du dernier des cinq volumes parus de la série «Circonstances», Paris, nouvelles éditions Lignes, 2008.

2 Ce sera le titre du volume reproduisant les actes de la conférence organisée par lui et Slavoj

Žižek à Londres, à paraître de même aux nouvelles éditions Lignes, en janvier 2010.

3 Question que vous avez formulée sur un mode parodique qui ne convient peut-être pas à sa gravité; non pas parce que, empruntant à Badiou les mots avec lesquels il interroge, aujourd’hui, le sortilège ou le maléfice Sarkozy, nous serions alors tenus de suivre les réponses qu’il lui apporte, mais parce que c’est de fait grandir Sarkozy aux dimensions d’une question historique ou réduire le communisme à celles d’une question parodique.

4 J’en donne quelques-uns ici en exemple: «masse amorphe, décomposée, ballottée» «vagabonds», «soldats libérés», «forçats sortis du bagne», «galériens en rupture de ban», «escrocs», «charlatans», «lazzaroni», «voleurs à la tire», «joueurs», «maquereaux», «tenanciers de bordels», «portefaix», «plumitifs», «joueurs d’orgue», «chiffonniers», «rémouleurs», «rétameurs», «mendiants»…