Publié le Jeudi 17 février 2011 à 19h36.

Indianisme et transformation sociale en Bolivie. Comment penser un marxisme critique ouvert aux problématiques identitaires ? (par Franck Gaudichaud, Contretemps n°4)

«Je suis une personne qui a vécu son adolescence dans une période de grande instabilité politique: élections, coups d’Etat, élections, autres coups d’Etat, dans un contexte fort de mobilisations, de projets, de débats, d’utopies. Je parle de la fin des années 1970 et je crois que cela a eu une influence sur mon rapprochement personnel avec la politique et les sciences sociales 1. » Agé de quarante-six ans, c’est ainsi qu’Alvaro García Linera, actuel vice-président de la République bolivienne et bras droit du président aymara Evo Morales, décrit son parcours biographique. Inspiré par Pierre Bourdieu, l'intellectuel marxiste péruvien José Carlos Mariátegui ou encore Toni Negri, García Linera est souvent présenté comme l’un des principaux penseurs organiques du gouvernement bolivien et de sa «Révolution démocratique». Aujourd'hui membre du MAS (Mouvement au socialisme), ce mathématicien engagé et sociologue autodidacte original avait rejoint au début des années 1990 les rangs de l'EGTK (Armée guérillera Túpak Katari), qui cherchait à impulser un soulèvement indigène dans le pays. Il y rencontre Felipe Quispe, leader aymara toujours actif et rival d'Evo Morales. La guérilla vaincue, García Linera passera cinq années en prison (1992-1995) au cours desquelles il étudie la sociologie.

Peu connu en Europe dans les milieux universitaires, Linera l’est un peu plus pour son rôle politique de premier plan, depuis le 18 décembre 2005 quand, avec 54% des voix, il est élu aux côtés d’Evo Morales à la tête de la République, signant ainsi plusieurs années de montée en puissance de luttes sociales et indigènes radicales 2. Linera est investi d'un rôle essentiel de «passeur» entre les deux principales communautés indigènes (aymaras et quechuas), souvent paysannes, et les classes moyennes urbaines dans la construction du projet gouvernemental du MAS; il est également actif au niveau institutionnel comme intermédiaire entre la présidence et le parlement, ainsi que sur le plan de l’élaboration théorique. Dans les discussions en cours autour du «socialisme du XXIe siècle», ses déclarations sur la nécessaire constitution – transitoire – d’un «capitalisme ando-amazonien» en Bolivie (et non d’une rupture anticapitaliste) ont aussi donné lieu à de nombreux débats 3, autour d’une notion qui apparaît comme clairement «étapiste» ou «néodéveloppementiste». Ce que l’on sait moins, c’est l’importance de son travail sociologique 4. Dans le cadre d’une réflexion sur les défis de la gauche latino-américaine, Emir Sader n’hésite pas à situer le groupe Comuna, regroupement d’intellectuels boliviens (bourdieusiens essentiellement, où l’on retrouve García Linera, mais aussi Luis Tapia ou Raúl Prada), comme l’un des plus créatifs, depuis le début des années 1990, par sa capacité à renouveler sur le continent la pensée critique du Che et de Bolivar. En 2008, l’éditeur Les prairies ordinaires a présenté un texte de Linera, jusqu’alors inaccessible en français, où il expose certaines de ces idées clefs : en Bolivie, « la notion d’égalité est fondamentale parce qu’elle brise les chaînes de cinq siècles d’inégalité structurelle ». Ce texte, qui date de l’année 2000, tentait alors d’élucider les formes spécifiques des mobilisations sociales boliviennes et l’articulation entre la « forme-syndicat », la « forme-communauté », venue de la tradition indigène, et la « forme multitude », qui permettrait l’association de diverses classes et identités, unies par une volonté d’action commune, quoique provisoire 5. Récemment, la revue Alternatives Sud a, quant à elle, reproduit un texte et un entretien de García Linera dans un intéressant dossier consacré à ce pays andin 6.

En poursuivant cet effort pour faire connaître une riche pensée théorique et afin de poursuivre notre réflexion en faveur d’un marxisme ouvert sur le monde et ses enjeux, ContreTemps propose ci-dessous la traduction de «Marxisme et indianisme», texte paru pour la première fois en 2005 (en espagnol). Cette analyse cherche à déceler les relations – et les mésententes – entre «deux raisons révolutionnaires». D’un côté, la pensée marxiste, qui doit ses origines en Bolivie à une rapide diffusion, en même temps que le nationalisme révolutionnaire, au sein de la classe ouvrière; un marxisme originel trop souvent mécaniciste et téléologique. De l’autre, l’indianisme 7 (et les revendications indigènes) qui vont connaître plusieurs cycles d’expansion jusqu’à s’appuyer, dans les années 1960, sur une «réinvention de l'indianité» et rompre avec le marxisme. Selon Linera, le renouveau viendra à la fin du XXe siècle, dans la chaleur des soulèvements sociaux lors de la «guerre du gaz» et de «l’eau», où le mouvement indigène va s’avérer capable de «s'approprier la mémoire nationale-populaire, marxiste et de gauche forgée lors des décennies précédentes».

L’intérêt de ce texte n’est donc pas seulement épistémologique, il est aussi politique et historique : il éclaire les changements sociaux des dernières décennies, la crise et la reconfiguration du mouvement ouvrier dans le sillage de la révolution de 1952, les insurrections populaires de 2000, 2003 et 2005… Il permet de comprendre le MAS «instrument politique pour la souveraineté des peuples » (MAS-ISP), cette «nouvelle gauche» à la fois modérée, pragmatique, réformiste mais aussi profondément novatrice, réformatrice et populaire. Avec Linera, nous pouvons commencer à décrypter, sous la plume d’un de ses acteurs, la transformation politique de l’un des pays les plus pauvres d’Amérique du Sud, où la majorité de la population (62%) se reconnaît comme «indigène». Un espace socio-historique où s’opère le lien entre questions indentitaires/cuturelles et problématiques de classes, entre approches postcoloniales et recherche de transformations post-néolibérales: «Le succès rencontré depuis les années 2000 par la production intellectuelle indianiste ne saurait se comprendre sans être replacé dans l’histoire longue du champ politique national, avec en particulier l’importance d’un mouvement politique, syndical et intellectuel dénommé katarisme, en référence à la figure du rebelle indigène de la fin du XVIIIe siècle, Túpac Katari.[…] La spécificité de gauche bolivienne incarnée par le MAS (Movimiento al socialismo ) d’Evo Morales n’est pas seulement d’avoir capitalisé sur le plan électoral les bénéfices des protestationssociales contre les politiques néolibérales : elle est d’avoir repris à son compte les revendications des populations dites «originaires»,en redonnant un rôle central à la figure de «l’indien» luttant pour la réhabilitation d’une identité opprimée par cinq cents ans de domination coloniale» 8. Penser le rapport entre indianisme et marxisme signifie donc revenir de manière critique sur un certain marxisme… mais aussi un certain indianisme!

Comme le remarque Charles André Udry, la tradition analytique de la gauche radicale pendant longtemps n’a vu dans le mineur bolivien qu’un prolétaire et non pas un « indien » prolétarisé, et du coup a eu du mal à comprendre la centralité de la question indigène au regard de toute politique d’émancipation dans cette région du monde. Cette vision unilatérale a été en partie confortée par l’importante œuvre du marxiste bolivien Guillermo Lora et l’analyse ouvriériste qui s’exprime dans les fameuses «Thèses de Pulacayo» 9. Cependant, les contre-réformes néolibérales, la crise des mines et de la gauche révolutionnaire (dont le Parti ouvrier révolutionnaire), ainsi que le renouveau du mouvement indigène confirmeront nombre d’analyses de García Linera. La recomposition partielle de la gauche autour de thématiques identitaires a finalement débouché sur le succès électoral de 2005. Mais ce phénomène n’en est pas moins assez contradictoire. Même si Linera n’aborde pas vraiment cette question épineuse et n’opère pas dans le texte présenté ici un retour (auto)critique sur les limites du projet du MAS, le discours indigéniste et l’indianisme modéré - désormais au gouvernement - tendent parfois en retour à gommer les dimensions du conflit de classe qui traverse le pays… De plus, comme le notent Do Alto et Poupeau, «le problème de la prééminence – quand bien même serait-elle seulement rhétorique – des thématiques identitaires au sein d’une politique de transformation sociale est qu’elles laissent inévitablement de côté ceux qui ne correspondent pas aux nouvelles normes de gouvernement, quelle que soit la légitimité de la cause soutenue » 10. Le MAS a été constitué par les dirigeants d'organisations paysannes et indigènes, mettant ainsi au second plan certains secteurs sociaux urbains et métis, ainsi que le mouvement ouvrier «historique». Ceux-ci, dont tout particulièrement la Centrale ouvrière bolivienne (COB), critiquent régulièrement l’indianisation de la question sociale et se sont mobilisés, à plusieurs reprises, contre les politiques publiques indigénistes ou jugées insuffisamment audacieuses d’Evo Morales. Le Mouvement au socialisme (MAS) incarne un «pluri-nationalisme» progressiste, partiellement ethnicisé, qui cherche à occuper un espace laissé vide par la crise du nationalisme-populaire et du mouvement ouvrier révolutionnaire des années 1950-1970, tout en incarnant la figure du «gouvernement des mouvements sociaux». Cette volonté de construire un Etat plurinational démocratique et «postlibéral» s’affronte à une oligarchie qui veut en finir, coûte que coûte, avec une «refondation» qui met à mal plusieurs siècles d’hégémonie (sociale et «raciale») sans partage. Au-delà de l'actuelle élection présidentielle, pour s’attaquer à la racine du capitalisme dépendant, ce processus de transformation aura besoin d’un véritable syncrétisme créateur entre marxisme critique et indianisme démocratique, d’une plus forte articulation entre mobilisations ouvrières et mouvement indigène, c’est-à-dire d’une fusion entre luttes contre l’oppression et combat contre l’exploitation. Cette rencontre et ce débat, auxquels nous invite ici García Linera, capables «d'articuler les processus de production d'ordre local avec ceux de caractère universel», devraient avoir toute sa place pour approfondir l’expérience bolivienne et ouvrir de nouveaux champs d’expérimentation collective en ce début de XXIe siècle.

Franck Gaudichaud. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56

Notes

1 Pablo Stefanoni, Franklin Ramirez, «Nous ne pensons pas au socialisme mais à une révolution démocratique décolonisatrice profonde», entretien avec Alvaro García Linera, Página 12, avril 2006, (traduction: Diane Quittelier – www.risal.collectifs.net).

2 Sur cette question voir, en français, Hervé Do Alto, Pablo Stefanoni, Nous serons des millions – Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie, Paris, Raisons d'agir, 2008 et Denis Rolland, Joëlle Chassin (coord.), Pour comprendre la Bolivie d’Evo Morales, Paris, L’Harmattan, 2007.

3 Voir les commentaires d’Eric Toussaint : «Bolivie: capitalisme andino-amazonien?», Inprecor, n° 553-554, octobre 2009, p.22-26.

4 Sur son parcours, on lira avec profit l’anthologie de textes présentée par Pablo Stefanoni : Alvaro García Linera, La potencia plebeya: acción colectiva e identidades indígenas, obreras y popularesen Bolivia, Bogotá, Siglo del Hombre Editores/Clacso, 2009,

http://bibliotecavirtual.clacso.org.ar/ar/libros/coedicion/linera.

5 Alvaro García Linera, Pour une politique de l’égalité, Paris, Les prairies ordinaires, 2008. Voir Franck Gaudichaud, «Lectures croisées pour comprendre une Bolivie en lutte», Dissidences,

www.dissidences.net/docu….

6 Alternatives Sud, «La Bolivie d’Evo. Démocratique, indianiste, socialiste?», vol. 16, n° 3, Paris, Syllepse/CETRI, 2009.

7 L’indianisme est la plupart du temps considéré comme une idéologie issue des populations originaires, mettant en avant la revendication d’une identité spécifique et dont le groupe mobilisé cherche à assurer la promotion sur le plan politique, alors que l’indigénisme renvoie davantage à un discours intellectuel et institutionnel visant à intégrer les populations «indigènes» à un projet de construction nationale, souvent paternaliste et dominé par des élites blanches ou métisses.

8 Franck Poupeau, Hervé Do Alto, «L’indianisme est-il de gauche?», Civilisations, 58-1, septembre 2009, http://civilisations.revues.org/index1971.

9 Charles-André Udry présentation de: C. Rudel, «Du colonialisme à l’indianisme», A l’Encontre, 17 avril 2007, www.alencontre.org/Bolivie/Bolivie04_07.html#x. En 1946, le congrès extraordinaire de la Fédération syndicale des travailleurs mineurs réuni à Pulacayo adopte des thèses historiques, fortement influencées par le POR (Parti ouvrier révolutionnaire, fondé en 1934, membre de la IVe Internationale). La première thèse affirme:«Le prolétariat, en Bolivie comme ailleurs, constitue la classe sociale révolutionnaire par excellence», annonçant ainsi la grande révolution de 1952.

10 Franck Poupeau, Hervé Do Alto, «L’indianisme est-il de gauche?», op. cit.