Publié le Vendredi 25 février 2011 à 12h57.

Figures de la défaite. Sur les conséquences théoriques des défaites politiques (Razmig Keucheyan, Contretemps n°3)

Une théorie peut s’avérer fausse, mais elle peut aussi être «défaite». Dans le premier cas, son évaluation révèle le caractère erroné de son contenu. La logique qui préside à cette évaluation est du ressort de l’histoire et de la philosophie des sciences, l’administration de la preuve elle-même relevant, quant à elle, de chaque science particulière. Dans le second cas, rien n’est dit de la correspondance de la théorie avec la réalité, ou de sa cohérence interne. Son destin y est indépendant de sa valeur explicative ou prédictive; il se décide, pour l’essentiel, dans le champ politique. Qu’une théorie soit défaite ne signifie pas qu’elle disparaît de la «carte cognitive» des époques suivantes. Elle s’y maintient le plus souvent moyennant des altérations plus ou moins substantielles qui concerneront aussi bien la situation des producteurs de la théorie – les théoriciens – que son contenu, c’est-à-dire les idées qu’elle véhicule.

La trajectoire des théories qui ont subi une défaite, ou dont l’état actuel est le produit de la défaite, présente un grand intérêt du point de vue de l’histoire des idées. Elle fait clairement apparaître la double détermination qui pèse sur tout ensemble doctrinal: d’une part, une détermination interne, dont la capture épistémologique s’opère classiquement par l’entremise de concepts tels que la «vérité» ou la «justification»; d’autre part, une détermination externe, qui rend les théories tributaires de leurs conditions sociopolitiques d’élaboration et de circulation. Ces deux déterminations sont en principe indépendantes l’une de l’autre 1, comme en témoigne le retour en grâce de certaines doctrines, autrement dit le passage de déterminations externes négatives à des déterminations externes plus favorables.

Cet article présente quelques hypothèses sur le rapport entre les défaites et les théories en s’appuyant sur trois cas. Le premier a trait à l’Argentine du XXe siècle, et notamment au rapport qui s’y établit entre les champs intellectuel et politique. Le deuxième, à l’histoire du marxisme, et plus particulièrement du marxisme «occidental», c’est-à-dire de la période qui va de 1918 à 1968. Le troisième, à la piraterie des Caraïbes des XVIIe et XVIIIe siècles, dans son rapport avec la Révolution anglaise. Rien ne réunit à première vue ces trois cas. L’espace-temps dans lequel survient chacun d’eux est singulier, et résulte de processus historiques spécifiques. Leur confrontation permet cependant de mettre au jour certains aspects du rapport qu’entretiennent les défaites et les théories.

L’université des catacombes

L’histoire contemporaine de l’Argentine est celle d’une longue dictature entrecoupée de brèves éclaircies démocratiques. En 1930, le général José Félix Uriburu amorce le mouvement en destituant le gouvernement légitime du président radical Hipólito Yrigoyen. En 1955, la révolution dite «libératrice» met un terme brutal au deuxième mandat de Juan Domingo Perón, avec l’appui de fractions significatives de la gauche qui considèrent à l’époque le péronisme comme une variété latino-américaine de facisme. En 1966, la Revolución argentina du général Juan Carlos Onganía instaure un régime dictatorial d’obédience catholique intégriste, qui se prolongera jusqu’en 1973. En 1976, enfin, après le retour et le décès de Perón, se produit le coup d’État qui donnera lieu à l’une des plus sanglantes dictatures du XXe siècle (30000 «disparus»), connue sous l’appellation pudique de «Processus de réorganisation nationale» – ou plus simplement Proceso – et qui s’achèvera en 1983.

Ces dictatures, dont les mécanismes d’apparition et de fonctionnement ne sont pas identiques selon les époques, se caractérisent par leur dimension fortement anti-intellectuelle. Les dictatures sont rarement favorables aux intellectuels. Leur répression a toujours absorbé une part considérable des énergies des militaires argentins. Le premier péronisme lui-même, parvenu au pouvoir de façon constitutionnelle en 1946, fut profondément anti-intellectuel. «¡Alpargatas si, libros no!», disait un fameux slogan de l’époque. Les alpargatas étant les sandales typiques de l’ouvrier péroniste, ce mot d’ordre opposait les livres et les catégories de la population qui en font usage. C’est au cours des années 1960 et 1970 qu’une classe d’intellectuels péronistes révolutionnaires apparaît, intégrée à des organisations politico-militaires – les Montoneros notamment – et qu’une jonction s’opère avec certains secteurs du prolétariat et de la paysannerie.

Le caractère anti-intellectuel des dictatures argentines a donné lieu à un phénomène connu sous le nom d’université des catacombes 2. Une fois une nouvelle dictature installée, l’université réprimée, l’édition censurée, et fermées les librairies progressistes, le champ politique et intellectuel de gauche se disperse, pour se reformer progressivement à la lisière de l’espace public. S’organisent alors, dans les «catacombes» des grandes villes, des ateliers de lecture clandestins, des revues passant de main en main, des cours discrets de théorie politique et des imprimeries souterraines. Les jeunes générations sollicitent l’appui d’intellectuels et de militants plus expérimentés, formés à l’exercice sous la dictature précédente, pour animer ces activités. L’historien Horacio Tarcus, étudiant dans les années 1970, raconte ainsi avoir demandé à la critique littéraire Beatriz Sarlo – intellectuelle déjà reconnue à l’époque – de diriger un séminaire d’esthétique clandestin 3. Ces séminaires n’ont pas nécessairement trait à la politique proprement dite. Dans ce contexte, la lecture d’un poème ou l’exécution d’une sonate revêt un caractère de résistance à l’oppression.

Avec l’éclaircie démocratique suivante, une fois la dictature renversée ou décrédibilisée, l’université des catacombescesse d’exister comme telle. Le champ intellectuel de gauche réinvestit l’espace public, et ses protagonistes reprennent possession des fonctions qu’ils occupaient antérieurement dans l’université, l’édition, les revues, voire les ministères. L’atmosphère politique redevient pour un temps respirable et l’activité intellectuelle renoue avec la publicité. Il semble que, même au cours de la dictature des années 1976-1983, qui fut pourtant qualitativement différente des précédentes par la brutalité et l’ampleur de la répression qu’elle déchaîna, une vie intellectuelle souterraine ait pu subsister. Les «exilés de l’intérieur» sont parvenus, dans une certaine mesure, à développer des formes de «résistance moléculaire» au régime militaire 4.

L’université des catacombes est un produit de la défaite. C’est l’éternel retour des dictatures qui conduit le versant gauche du champ intellectuel, ainsi que les partis et syndicats (lorsqu’ils ne négocient pas en sous-main avec la dictature), à devoir régulièrement déserter leurs positions dans l’espace public. Ces allers-retours de part et d’autre de la frontière de cet espace ont influé sur les sociabilités politico-intellectuelles propres à la gauche argentine. Les séjours prolongés dans les catacombes ont d’abord contribué à la fragmentation des collectifs qui en relèvent. Les servitudes de la clandestinité ont rendu nombre d’entre eux «rigides» sur le plan organisationnel, le manque de discipline et de solidarité coûtant cher dans ces circonstances. Le pendant doctrinal de cette rigidité est le dogmatisme. Il résulte à la fois de la nécessité de mettre à l’abri un héritage théorique dans l’attente de temps meilleurs, et de l’impossibilité – conséquence directe de la clandestinité – d’y insuffler des éléments nouveaux issus des évolutions sociales.

La récurrence des dictatures dans l’histoire argentine du XXe siècle a par ailleurs suscité la militarisation d’une fraction de son champ intellectuel. Les penseurs argentins, à l’instar de nombre de leurs homologues latino-américains, ont traversé le siècle «entre la plume et le fusil», selon le titre d’un ouvrage de Claudia Gilman 5. L’abandon du travail intellectuel au bénéfice de l’activité politico-militaire, la forme la plus tragique d’«hétéronomie» – pour parler comme Pierre Bourdieu – fut le choix effectué par nombre d’entre eux 6. Les tentatives répétées visant à parvenir à une jonction entre le marxisme et le nationalisme, en particulier le péronisme, sont également à mettre en rapport avec les défaites subies par la gauche. Ces tentatives traduisent la recherche de solutions face à l’omniprésence politique de l’armée, et au soutien qu’elle reçoit d’une fraction non négligeable de la population – notamment des classes moyennes – au moment des coups d’État. Le rapprochement entre marxisme et nationalisme s’opère à partir des années 1960 dans le cadre du «péronisme révolutionnaire», selon lequel Perón réaliserait une partie des tâches historiques de la gauche (journée de huit heures, droit de vote des femmes, congés payés), et qui recourt à des catégories marxistes tout en s’inscrivant pleinement dans le mouvement péroniste 7.

Le marxisme occidental

Dans Sur le marxisme occidental, Perry Anderson a montré comment l’échec de la révolution allemande de la période 1918-1924 a produit une importante rupture au sein de l’histoire du marxisme 8. Les marxistes de la génération classique, d’Engels à Lénine et Rosa Luxemburg, en passant par Kautsky et Plekhanov, manifestaient deux caractéristiques principales. D’abord, ils étaient historiens, économistes, sociologues, ils s’occupaient de sciences positives, et c’est de celles-ci que relevaient leurs publications, qui étaient, pour une part significative, des écrits de circonstance. Ensuite, les marxistes de la période classique étaient des dirigeants de partis, c’est-à-dire des stratèges confrontés à des problèmes politiques réels. Carl Schmitt affirme ainsi, dans sa Théorie du partisan, que l’événement le plus important de l’ère moderne fut la lecture de Clausewitz par Lénine 9. L’affirmation est sans doute exagérée. Il est certain cependant qu’elle s’applique non seulement à Lénine, mais à l’ensemble des marxistes de la génération classique.

Parce qu’ils étaient des dirigeants politiques, les marxistes classiques avaient besoin de savoirs positifs – «l’analyse concrète de situations concrètes» évoquée par Lénine – pour prendre des décisions. À l’inverse, leur rôle de stratèges a constamment nourri leurs réflexions de connaissances empiriques de première main. On constate donc, dans la génération classique du marxisme, un rapport particulier entre la production de certains types de savoirs et l’engagement des intellectuels/dirigeants qui les élaborent au sein des organisations ouvrières.

Le «marxisme occidental» désigne la période de l’histoire de ce courant qui succède au marxisme classique. Comme son nom l’indique, il est développé pour l’essentiel par des auteurs d’Europe occidentale, le marxisme classique étant plutôt centre et est-européen. Au milieu des années 1920, les organisations ouvrières sont partout battues. L’échec de la révolution allemande marque un coup d’arrêt aux espoirs de renversement du capitalisme 10. Le processus de reflux du mouvement ouvrier qui commence alors voit se mettre en place un nouveau rapport entre intellectuels/dirigeants et organisations marxistes. Gramsci, Lukács et Korsch sont les premiers représentants de cette nouvelle configuration.

Avec Adorno, Sartre, Althusser, Della Volpe, Marcuse et quelques autres, les marxistes qui dominent le cycle 1918-1968 possèdent des caractéristiques contraires à ceux de la période précédente. D’abord, ils n’ont plus les mêmes rapports organiques avec le mouvement ouvrier, et en particulier avec les partis communistes. Ce qui est certain est qu’ils n’y occupent pas de fonctions de direction. Dans les rares cas où ils sont membres de partis communistes (Lukács, Althusser, Della Volpe), ils entretiennent avec eux des liens problématiques, comme en témoigne la trajectoire d’Althusser au sein du PCF. Des formes de «compagnonnage» peuvent être observées, illustrées par la figure de Sartre dans les années 1950. Mais une distance irréductible se creuse entre intellectuels et partis communistes.

La rupture caractéristique du marxisme occidental entre intellectuels et organisations ouvrières a une cause et une conséquence notables. La cause est que se constitue, à partir des années 1920, un marxisme orthodoxe faisant figure de doctrine officielle de l’URSS et des partis communistes. La période classique du marxisme avait été une période d’intenses débats, consacrés notamment à la nature de l’impérialisme, à la question nationale, au rapport entre le social et le politique, ou au capital financier. À partir de la seconde moitié des années 1920, lemarxisme «conformiste» se fige 11. Cette situation place les intellectuels dans une situation structurellement insoutenable, puisque l’innovation dans le domaine de la pensée leur est dorénavant quasiment interdite. C’est l’une des causes de l’écart grandissant qui les sépare des partis ouvriers 12.

La conséquence de cette nouvelle configuration réside en ce que les marxistes occidentaux développent des savoirs abstraits, contrairement à ceux de la période précédente. Ils sont pour la plupart philosophes, et souvent spécialistes d’esthétique ou d’épistémologie. De même que la pratique de sciences positives était liée au fait que les intellectuels de la période classique exerçaient des fonctions de direction au sein des organisations ouvrières, de même l’éloignement par rapport à ces fonctions provoque chez eux une «fuite dans l’abstraction». Ils produisent désormais des savoirs hermétiques, inaccessibles au commun des prolétaires, et relevant de domaines sans rapports directs avec la stratégie politique. Pendant les cinq décennies suivantes, le marxisme se caractérise par une rupture – tragique, du point de vue des fondamentaux du marxisme – entre la théorie et la pratique. Comme dans le cas de l’université des catacombes argentine, des défaites politiques produisent donc un certain type de doctrine, en l’espèce une doctrine caractérisée par l’abstraction.

Pirates des Caraïbes

L’histoire de la piraterie, particulièrement celle de la piraterie caraïbe, constitue un troisième cas intéressant d’interaction entre défaite et théorie. Les principales sources dont on dispose la concernant sont l’Histoire des aventuriers flibustiers d’Alexandre Œxmelin, parue en 1684, œuvre d’un pirate français qui se fit le chroniqueur des coutumes de ses congénères; l’Histoire générale des plus fameux pirates de Daniel Defoe, l’auteur de Robinson Crusoe, publiée en 1724 sous le pseudonyme de Charles Johnson ; et The Pirate’s Own Book. Authentic Narratives of the Most Celebrated Sea Robbers, texte plus tardif, paru en 1837, de la plume de Charles Ellms. Une part de ces récits relève sans doute de la mythologie, mais les spécialistes de la période – notamment les historiens Christopher Hill et Marcus Rediker – leur accordent tout de même un crédit important.

Selon ces sources, bien des pirates souscrivaient à des idées radicales pour leur temps. Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles – l’âge d’or de la piraterie atlantique – l’élection des capitaines par les équipages, le partage équitable des butins et des tâches sur les bateaux, les libérations d’esclaves, et une fraternité placée sous le signe du Jolly Roger – le célèbre drapeau noir de la piraterie – étaient courants parmi les pirates. Si elle est aussi le fruit d’une construction rétrospective, l’imagerie populaire faisant du pirate un chantre de liberté et d’insoumission comporte en ce sens une part de vrai 13. Les pirates ressemblent à certains égards aux «bandits sociaux» évoqués par Eric Hobsbawm dans son ouvrage du même nom 14. Comme eux, ils sont des «révolutionnaires traditionalistes». C’est d’idéaux comme l’honneur, le courage, la justice et la dignité, plus que d’un programme révolutionnaire orienté vers le futur qu’ils se réclament. À l’instar des bandits sociaux, ils apparaissent le plus souvent dans les phases de transition d’un «système-monde» à un autre, par exemple du féodalisme au capitalisme. Ils s’immiscent dans les zones d’«anomie» politique et économique que ces phases ne manquent pas de susciter.

L’égalitarisme pirate a des fondements objectifs, pour certains aisément repérables. Il s’explique au premier chef par le mode d’existence propre à la piraterie. Les océans des XVIIe et XVIIIe siècles sont périlleux; y survivre et y prospérer impliquent des formes contraignantes d’autodiscipline et de solidarité sur les navires. L’arraisonnement et le pillage de bateaux supposent des manœuvres nécessitant la coordination des volontés. C’est ce qui explique l’émergence progressive d’une «conscience collective» pirate, qui s’exprime notamment dans un code moral et un dialecte spécifiques. À l’instar des classes ouvrières européennes, qui commencent à voir le jour au même moment, ce«prolétariat maritime»se construit ainsi, peu à peu, uneidentité propre.

L’égalitarisme des pirates excède cependant le strict égalitarisme nécessaire à leur survie en mer. Œxmelin et Defoe évoquent des cas de flibustiers mus par une haine si résolue de l’autorité que les explications de type «fonctionnaliste» – l’égalitarisme pirate comme fonction de leurs conditions d’existence – en sont débordées. La trajectoire du capitaine Misson est exemplaire à cet égard. Officier de marine provençal naviguant sous pavillon français vers la fin du XVIIe siècle, il fait la rencontre à Rome d’un frère dominicain dénommé Caraccioli qui témoigne d’un penchant prononcé pour une forme égalitaire de déisme. Caraccioli est de ceux qui ont décidé d’assumer dans toutes ses conséquences l’idée que les hommes sont égaux devant Dieu 15. Misson fonde au nord de Madagascar une colonie libertaire passée à la postérité, à laquelle il donne le nom de Libertalia. Ses membres renoncent à leur nationalité, se font appeler Liberi, et proclament leur allégeance à «Dieu et à la liberté», mais à rien d’autre. Concevant leur entreprise comme un retour au paradis perdu, cherchant à se préserver de la corruption de la civilisation et des religions dominantes, les Liberi entourent leur colonie d’un enclos. Ils inventent une forme d'espéranto, composé d’un mélange de langues européennes et africaines. Que les pirates aient expérimenté des formes novatrices de sociabilité politique fait donc peu de doute.

Mais d’où vient leur penchant pour l’expérimentation politique? Qui dit piraterie moderne dit Caraïbes. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les pirates pullulent dans la région. Le contrôle qu’y exercent les puissances de l’époque est lacunaire. Les luttes acharnées qu’elles se livrent pour asseoir leur autorité empêchent que la domination de l’une d’elles sur l’ensemble de l’archipel s’instaure durablement 16. Cette situation engendre des espaces de liberté que s’empresse d’occuper la flibuste. Les Caraïbes se situent de surcroît au carrefour des routes commerciales transatlantiques. Il en va de même de Madagascar, point de passage incontournable pour rejoindre les Indes, et de la côte occidentale de l’Afrique.

Les Caraïbes ne sont cependant pas seulement un repaire de flibustiers. L’archipel est aussi le lieu où s’exile ou est exilé tout ce que l’Europe compte de révolutionnaires, d’hérétiques et de millénaristes. L’échec de la première révolution anglaise et la répression qui s’ensuit en produit d’innombrables : Levellers, Diggers, Ranters, et autres Antinomians. Les West Indies offrent un refuge où les divers mouvements antisystémiques de l’époque entrent en contact, et où la fusion des utopies qu’ils charrient produit des effets inattendus. Le radicalisme pirate naît de ce processus d’acculturation idéologique 17. Il est d’ailleurs fréquent que des radicaux en déshérence se fassent eux-mêmes pirates. Du point de vue de leurs valeurs politiques, la flibuste est certainement préférable à l’installation d’une plantation esclavagiste sur l’une des îles de l’archipel. Les défaites des révolutionnaires anglais au cours de la guerre civile ont donc suscité, moyennant un déplacement de l’autre côté de l’Atlantique, de nouvelles formes de radicalité portées par des acteurs sociaux inattendus.

Le destin des théories

Université des catacombes, marxisme occidental, piraterie des Caraïbes. Le croisement de ces trois cas sans rapports apparents permet de concevoir certaines conséquences théoriques récurrentes des défaites politiques.

La défaite change parfois la nature d’une doctrine. C’est la différence qui sépare Minima Moralia d’Adorno (1951) ou le Flaubert de Sartre (1971-1972) de Que faire? de Lénine (1902) ou du Capital financier de Hilferding (1910). Ces ouvrages se situent de part et d’autre de la turbulente histoire du marxisme, et sont le fruit de déterminations sociopolitiques profondément divergentes. On constate une différence analogue entre le socialisme argentin d’avant sa collision avec le péronisme, et ce qui lui succède sur le plan doctrinal, à savoir ce courant de pensée sans équivalent qu’est le péronisme révolutionnaire. Faire sortir une tradition de ses gonds est le propre de ce type de défaite qui rend problématique l’appartenance de ce qui la précède et la suit à une même famille d’idées.

Dans d’autres cas, la défaite conduit la doctrine à changer de main, à transiter d’un acteur social à un autre. Le premier est la victime de la défaite, le second en est le produit. Les pirates des Caraïbes sont exemplaires de cette situation, en ceci qu’ils prennent le relai d’idées portées jusqu’à l’archipel par les proscrits de la Révolution anglaise. La doctrine elle-même se modifie, bien entendu, plus ou moins substantiellement dans l’opération. L’environnement naturel de la piraterie est la mer, où les représentations ne circulent pas de la même façon que sur terre. La structure réticulaire des équipages pirates a en outre peu à voir avec celle des sectes hérétiques anglaises de la même époque. L’élément intéressant dans ce cas, c’est davantage la contamination d’un nouvel acteur social par une doctrine déjà existante que les mutations survenues au sein de cette dernière.

Les défaites sont souvent l’occasion d’hybridations entre théories de provenances distinctes. Ces hybridations peuvent revêtir au moins deux formes. La première voit entrer en fusion deux doctrines (ou davantage), et émerger au cours du processus un troisième ensemble d’idées. Le croisement entre le marxisme et le péronisme est de cet ordre. L’un des courants en présence domine certes le plus souvent l’autre. Malgré des divergences théoriques et stratégiques importantes, les Montoneros ont toujours été plus proches des autres secteurs de la gauche révolutionnaire argentine – guévariste, trotskiste – que de l’aile droite du péronisme. Cela n’empêche toutefois pas le péronisme révolutionnaire d’être une théorie politique sui generis.

Un second type d’hybridation inclut les cas où le contact entre des théories ne suscite pas la création d’une nouvelle doctrine mais modifie plus ou moins sensiblement l’une d’elles. Il arrive ainsi fréquemment que les tenants d’une théorie défaite cherchent dans l’œuvre de penseurs qui lui sont étrangers des ressources visant à la réarmer. Perry Anderson a montré qu’il s’agissait là de l’une des principales opérations cognitives sur la base desquelles s’est développé le marxisme occidental 18. L’influence de Max Weber sur Lukács, de Croce sur Gramsci, de Heidegger sur Sartre, de Spinoza sur Althusser, ou de Hjelmslev sur Della Volpe, en sont des illustrations. Le marxisme occidental est bien une variante de marxisme, mais il est «déplacé» par l’importation en son sein de catégories empruntées à ces penseurs.

Ces formes d’hybridation sont toutes deux présentes dans les théories critiques actuelles. Le mélange de marxisme et de«deleuzo-foucaldisme» que proposent Michael Hardt et Toni Negri est un exemple de la première. Empire et Multitude 19 se tiennent à distance du marxisme tel que traditionnellement conçu, tout en étant «travaillés»par des problématiques qui en relèvent, comme celle de l’impérialisme ou du travail, qui sont absentes des œuvres de Foucault et Deleuze. D’un autre ordre est le rapport qu’entretiennent certains théoriciens critiques actuels – Giorgio Agamben, Étienne Balibar, Daniel Bensaïd – avec Carl Schmitt. Ce rapport relève davantage du second type d’hybridation, en ceci que l’influence du penseur allemand sur leurs travaux est circonscrite à certains thèmes 20. Saint Paul est un point de fixation théorique du même type chez des auteurs comme Alain Badiou, Slavoj Žižek et Giorgio Agamben. Quoi que Žižek ait pu dire de son «matérialisme paulinien», la fusion du marxisme et de la doctrine sociale de l’Église n’est pas à l’ordre du jour (en tout cas pas dans son œuvre).

Les défaites s’inscrivent dans la durée. Leur impact sur les idées ne se fait ressentir, en effet, que sur le long terme. Elles possèdent également des coordonnées spatiales. Celles-ci influent souvent de façon décisive sur les mutations qu’elles font subir aux théories. Ainsi les Caraïbes possèdent-elles deux caractéristiques spatiales notables. Elles jouissent d’abord d’une forme d’exterritorialité dans l’ordre international moderne en cours de formation aux XVIIe et XVIIIe siècles. C’est la raison pour laquelle l’on y bannit ceux qui doivent l’être. Ensuite, les Caraïbes sont un archipel. Cette configuration géographique n’a jamais manqué de stimuler les facultés utopiques – ou dystopiques, se rappeler L’Archipel du goulag 21 – de ses occupants. La transmission des idées radicales issues de la Révolution anglaise aux pirates des Caraïbes a pour condition de possibilité la géographie singulière des lieux. La rencontre entre des révolutionnaires en déroute et des bandits des mers eut difficilement été concevable dans un espace constitué différemment.

Le concept de «fixespatial» (spatial fix) élaboré par David Harvey pour rendre compte de la production de l’espace en régime capitaliste pourrait ainsi être mis à contribution dans le domaine de la production théorique 22. Le marxisme occidental est «occidental» dans la mesure où il a été développé par des penseurs ouest-européens dont la localisation géographique a eu des conséquences doctrinales significatives. L’argument vaut également pour le marxisme classique, dont la productivité théorique se rattache au Centre et à l’Est de l’Europe 23. Selon Harvey, la transition d’un «fixe spatial» à un autre résulte de l’incapacité du capitalisme à enrayer le déclin du taux de profit, ce qui l’oblige régulièrement, selon la formule de Marx, à «détruire l’espace grâce au temps». Dans le domaine de la théorie, les déplacements géographiques reposent sur des motifs multiples. Ils découlent, par exemple, de l’évolution de la structure des champs académiques et éditoriaux en vigueur dans les régions concernées. À l’évidence, les rapports de forces entre théories en concurrence ont également une influence déterminante sur eux.

Une conséquence fréquente des défaites est l’intégration par les théories qu’elles affectent de la possibilité, voire de l’inéluctabilité, de leur propre échec. Les théories de l’«anti-pouvoir» – John Holloway, Miguel Benasayag, Raúl Zibechi – constituent une expression de ce phénomène. «Fuir, mais en fuyant, chercher une arme», comme le dit la célèbre phrase de Deleuze qui pourrait servir d’exergue à l’ensemble de ce corpus théorique 24. Non pas chercher une arme malgré la fuite, mais fuir pour pouvoir chercher une arme, ou en tant que fuir est une arme. Au sein de ces théories, la fuiteprocède de l’anticipation de la défaite, que celle-ci résulte de la confrontation malheureuse avec l’adversaire ou de la trahison des idéaux au cours de la lutte. La défaite agit en ce sens de manière «préventive», avant même que les théories n’en subissent les conséquences. Ce phénomène ne s’observe cependant dans aucun des trois cas que nous avons évoqués. L’université des catacombes, le marxisme occidental et la piraterie des Caraïbes ont représenté à chaque fois une occasion de relancer les dés de la critique théorique et politique.

Razmig Keucheyan. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56

1 La récusation de cette indépendance est une caractéristique des épistémologies dites «constructivistes». Voir par exemple Bruno Latour, Pasteur: guerre et paix des microbes, Paris, La Découverte, 2001.

2 Voir Oscar Teran, Nuestros años sesenta. La formación de la nueva izquierda argentina, 1956-1966, Buenos Aires, El Cielo por Asalto, 1993.

3 Voir Javier Trímboli (éd.), La izquierda en la Argentina, Buenos Aires, Manantial, 1998, p. 255.

4 Pour une évocation littéraire de cette «résistance moléculaire», voir Andrés Neuman, Una vez Argentina, Barcelone, Anagrama, 2003.

5 Claudia Gilman, Entre la pluma y el fusil. Debates y dilemas del escritor revolucionario en América Latina, Buenos Aires, Siglo XXI, 2003.

6 Le cas le plus connu est celui de Rodolfo Walsh, l’un des écrivains les plus intéressants de sa génération. Voir Michael McCaughan, Eduardo Galeano (préf.), True Crime. Rodolfo Walsh and the Role of the Intellectual in Latin American Politics, Londres, Latin America Bureau, 2002.

7 Sur le «péronisme révolutionnaire», voir l’œuvre de John William Cooke, et notamment sa correspondance avec Perón, Correspondencia Perón-Cooke, Buenos Aires, Papiro, 1972.

8 Perry Anderson, Sur le marxisme occidental, Paris, Maspero, 1977, paru en anglais en 1976. Pour une réévaluation de ses thèses par l’auteur, voir Perry Anderson, In the Tracks of Historical Materialism, Londres, Verso, 1983.

9 Carl Schmitt, La Notion de politique. Théorie du partisan, Paris, Flammarion, 1999.

10 D’autres défaites sont subies par la suite: celles du Front populaire et de la République espagnole à la fin des années 1930, et l’incapacité des mouvements de résistance socialistes et communistes à transformer leur prestige en régime politique après la Seconde Guerre mondiale.

11 Russell Jacoby, Dialectic of Defeat. Contours of Western Marxism, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.

12 L’une des hypothèses formulées par Perry Anderson en 1976 est que la période historique ouverte par 1968 résorberait l’écart entre intellectuels et organisations marxistes. Anderson reconnaît le caractère erroné de cette hypothèse dans In the Tracks of Historical Materialism, op. cit., chap. I.

13 Voir Marcus Rediker, Between the Devil and the Deep Blue Sea. Merchant Seamen, Pirates, and the Anglo-American Maritime World, 1700-1750, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

14 Eric Hobsbawm, Les Bandits, Paris, La Découverte, 1999.

15 Sur les mouvements politico-religieux radicaux du XVIIe siècle, voir Christopher Hill, The World Turned Upside Down. Radical Ideas During the English Revolution, Londres, Penguin, 1984.

16 Sur l’histoire de l’«Atlantique révolutionnaire», voir Peter Linebaugh, Marcus Rediker, The Many-Headed Hydra. Sailors, Slaves, Commoners, and the Hidden History of the Revolutionary Atlantic, Boston, Beacon Press, 2000.

17 Voir Christopher Hill, «Radical Pirates?», in The Collected Essays of Christopher Hill, vol. III, Brighton, The Harvester Press, 1986.

18 Perry Anderson, Sur le marxisme occidental, op. cit., p. 80.

19 Michael Hardt, Toni Negri, Empire, Paris, Exils, 2000 ; Multitude. Guerre et démocratie à l'âge de l'Empire, Paris, La Découverte, 2004.

20 Sur les «néo-schmittiens de gauche», voir Jean-Claude Monod, Penser l’ennemi, affronter l’exception. Réflexions critiques sur l’actualité de Carl Schmitt, Paris, La Découverte, 2006.

21 Alexandre Soljenitsyne, L'Archipel du goulag, Paris, Seuil, 1974.

22 Voir David Harvey, The New Imperialism, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.

23 Le marxisme n’a pas interrompu son mouvement vers l’ouest au cours des décennies suivantes. Dès la seconde moitié des années 1970, son centre de gravité se déplaçait en Grande-Bretagne, puis aux États-Unis. Sur l’évolution géographique du marxisme, voir Perry Anderson, In the Tracks of Historical Materialism, op. cit.

24 Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977, p. 164.