Publié le Jeudi 12 juin 2014 à 22h55.

Brésil : le Mondial de la colère !

Nombreux ont été ceux qui pensaient que, malgré les mobilisations et le mécontentement à la veille de la Coupe du monde, la passion du foot et le sentiment national prendraient le dessus. Ils se sont trompés ! Selon les enquêtes d’opinion, presque la moitié de la population considère aujourd’hui que le Mondial fait plus de dégâts qu’autre chose, et nombreux sont ceux qui déclarent même qu’ils ne supporteront pas la Seleção (l’équipe nationale brésilienne).

Les raisons de la colère des Brésiliens ?– La préparation du Mondial a coûté presque 10 milliards d’euros d’argent public pour la construction de stades, aéroports, etc. qui pour la plupart ne serviront plus à rien une fois que l’événement sera fini. Cela pendant que les Brésiliens ne bénéficient pas de services publics basiques, tel que l’accès à la santé, à l’éducation et au transport pour tous. – Plus de 170 000 familles et des peuples autochtones ont été expulsés de chez eux, avec des méthodes d’une extrême brutalité et sans solution de relogement, dans les régions avoisinant les stades.– Une dizaine de travailleurs sont morts à cause des conditions de travail inhumaines dans les travaux de construction de stades et d’infrastructures liées à la Coupe du monde. – La répression ne fait qu’augmenter, aussi bien contre les manifestations de la jeunesse que contre les travailleurs en grève et la population des favelas.– L’État brésilien a dépensé une fortune en armements pour la répression , armements qui vont des bombes de gaz lacrymogène jusqu’à des armures pour les chevaux de la police. Les forces de l’ordre brésiliennes se font par ailleurs coacher par le FBI et par la police française... On comprend mieux, avec un tel contexte, pourquoi la passion des Brésiliens pour le foot est ébranlée... Leur révolte est au cœur de ce dossier.Daniela CobetD'un juin à l'autre... Impossible de comprendre la situation actuelle sans remonter à juin dernier, lorsque des immenses manifestations ont eu lieu dans des centaines de villes du Brésil. L’étincelle avait été la question du prix des transports, mais les causes réelles étaient bien plus profondes.

Après des années de croissance économique et d’une relative paix sociale sous les gouvernements du Parti des travailleurs (PT), ces mobilisations étaient inscrites dans une sorte de « fin de cycle » qui touche une partie des pays latino-américains, ainsi que d’autres pays dits « émergents ». Avec le cycle économique ascendant, ce sont aussi les aspirations des travailleurs et de la jeunesse qui ont augmenté. Comme si on cherchait à avoir « la part du gâteau », que ce soit en termes de salaire et conditions de travail, mais aussi d’investissement dans des services publics de qualité, accessibles pour toute la population. C’est là que les dépenses publiques stratosphériques, avec la préparation de la Coupe du monde et des Jeux olympiques, rentrent en contradiction avec les aspirations populaires. Cette contradiction était assez bien exprimée par les slogans du type « nous voulons que le transport, la santé et l’éducation suivent eux aussi les "normes de qualité" de la FIFA », en référence aux exigences imposées par la Fédération pour la tenue du Mondial au Brésil.

Transformations en profondeurEt même après que les mobilisations de juin dernier se furent essoufflées, quelque chose de très profond avait changé au Brésil. Pendant toute l’année qui a suivi, on l’a vu sous différentes formes. Il y a eu d’abord l’apparition des « black block ». Malgré la stigmatisation dont ils ont été victimes de la part du gouvernement mais aussi d’une partie de la gauche brésilienne, et même si nous ne partageons pas leurs méthodes, ils ont fait preuve d’une capacité à converger avec d’autres mouvements, comme lorsqu’ils ont assuré le service d’ordre d’une manifestation d’enseignants en grève à Rio contre la répression policière. Les enseignants de leur côté ont été très reconnaissants et lorsqu’on attaquait les prétendus « casseurs », ils n’hésitaient pas à les défendre, à l’image de cette fameuse pancarte qui disait « les black-block sont mes élèves »... Il y a eu ensuite la remise en cause de la politique d’extermination de la jeunesse des quartiers populaires par la police et l’apartheid social qui règne dans le pays. Les mobilisations contre la disparition de l’ouvrier du bâtiment Amarildo et plus tard contre le meurtre du jeune danseur DG en sont des exemples. Un autre a été celui du mouvement des rolezinhos (« petits tours »), lorsque les jeunes des banlieues et des favelas s’organisaient pour débarquer tous en même temps dans un centre commercial d’un quartier riche, histoire de montrer que la ville leur appartenait aussi. Ils se faisaient interdire l’entrée et réprimer juste parce qu’ils étaient noirs et pauvres. Et de façon plus générale, les mythes sur l’identité profonde du peuple brésilien, supposé festif et fanatique de foot, ont été fortement atteints : désormais il y a des grèves pendant le carnaval, comme celle des balayeurs de rue de Rio, et une remise en cause du Mondial de football et de l’équipe du Brésil elle-même. Inimaginable ! D.C.Une vague nationale de grèves, de mobilisations populaires et de la jeunesse

Enseignants, éboueurs, employés communaux, universités, travailleurs des banques, ouvriers du bâtiment, chauffeurs de bus, ouvriers de l’automobile, travailleurs du métro. Dans tout le pays, les grèves se sont multipliées depuis le début de cette année, souvent de façon spontanée et radicale.

La victoire éclatante des balayeurs de Rio en mars, qui s’étaient servis de la période de Carnaval pour imposer leurs revendications, a montré la voie : on a compris que le fait de se mobiliser pendant des grands événements, devant les touristes et les caméras du monde entier, pouvait jouer dans le rapport de forces et être assez efficace, ce qui explique la multiplication des grèves à la veille de la Coupe du monde. Ces grèves, qui de plus se combinent avec la poursuite des manifestations de la jeunesse et des mobilisations massives de mouvement sociaux comme les sans-logis, mettent le gouvernement face à un choix difficile : s’il ne cède pas au moins à une partie des revendications des travailleurs, il risque d’avoir une Coupe du monde fortement perturbée, notamment lorsqu’il s’agit de grèves dans des services « stratégiques » comme les transports. S’il cède, il pourrait encourager d’autres à entreprendre la même voie et approfondir la dynamique de la vague de grèves. Il choisit donc souvent la voie de la répression, en même temps qu’il fait des concessions à certains mouvements sociaux comme le Mouvement des travailleurs sans-toit (MTST) – qui ont été des milliers à manifester la semaine dernière et à entourer un des stades du Mondial – pour essayer d’éviter la convergence et isoler les grèves.

Syndicats en porte-à-fauxMais c’est souvent aussi les syndicats bureaucratiques et liés au gouvernement qui sont mis en porte-à-faux, car toute une partie de ces grèves se font à l’insu de la direction de leurs syndicats. La grève des balayeurs de Rio en a été une illustration (voir article dans l’Anticapitaliste n°235). C’est aussi le cas d’une grève récente et assez symptomatique, celle des chauffeurs de bus de la ville de São Paulo, la plus grande ville du Brésil. Après le début de la mobilisation, le syndicat jaune et mafieux a organisé une AG lundi 2 juin et fait voter un accord avec le gouvernement. Le lendemain matin, les bus sont donc sortis normalement des dépôts et ont commencé à circuler. Mais vers midi, les chauffeurs ont demandé aux passagers de descendre, et ont amené les bus dans des grands carrefours et boulevards, pour ensuite les abandonner, entraînant le désordre dans un ville déjà chaotique... Lorsqu’un journaliste a demandé à un des meneurs du mouvement pourquoi, s’ils voulaient faire grève, ils ne sont pas allés à l’AG du syndicat, celui-ci a répondu : « Mais vous êtes fou, vous voulez que je me fasse tabasser par les bureaucrates ? » Et lorsque le journaliste a demandé pourquoi alors ne pas avoir tout simplement empêché la sortie des bus des dépôts dès le matin, le même chauffeur a répondu : « Mais vous rigolez, maintenant vous voulez que je me fasse tabasser et par les bureaucrates du syndicat et par les gros bras du patron ? Ici dans la rue on est bien, car on est entre camarades »...

D.C.Soutien aux travailleurs du métro de São Paulo !

Depuis le jeudi 5 juin, les travailleurs du métro de São Paulo ont entamé une grève pour des augmentations de salaire et pour de meilleures conditions de travail et de sécurité des usagers.

Les grévistes se sont donc adressés aux usagers pour leur expliquer que leur grève n’étaient pas contre eux, mais contre leur patron, et ont même proposé de remplacer l’arrêt de la circulation par des journées de transport gratuit. Cela a été fermement interdit par la justice d’un État qui comprend bien le potentiel dangereux pour lui de l’unité entre les travailleurs et les usagers, en particulier les jeunes qui avaient participé il y a un an aux manifestations contre l’augmentation des tarifs de transport. Une fois en grève, les travailleurs ont dû faire face à la répression de la police qui a attaqué les piquets et de l’État qui a déclaré la grève illégale, et a licencié une partie des grévistes. Le lundi 9 juin, la police a réprimé un rassemblement de solidarité au piquet de la station Ana Rosa et a mis en garde à vue 13 travailleurs. À l’heure où nous bouclons ce numéro, sous la pression de militants du Parti des travailleurs et d’autres partis liés au gouvernement, la grève a été suspendue pour 48 heures afin d’entamer des négociations, mais elle pourrait reprendre le jeudi 12, c’est-à-dire le jour de l’ouverture du Mondial. Les travailleurs du métro de Rio de Janeiro, la deuxième ville du pays, discutent eux aussi de la possibilité de se mettre en grève. Le NPA assure de sa solidarité pleine et entière aux travailleurs du métro de São Paulo et de façon plus générale à tous les travailleurs, les jeunes et les mouvements sociaux, qui se battent pour leurs revendications et leurs droits, et dénoncent les injustices liées à l’organisation de ce Mondial. D.C.

 

"Pour le moment, il n’y a pas de processus de construction de nouveaux instruments d’organisation de masse ou de références claires à un nouveau projet politique"

Entretien. Fernando Silva a 55 ans. Journaliste, il est actuellement secrétaire général du PSOL (Parti du socialisme et de la liberté) et membre de la Coordination nationale de Insurgência (courant du PSOL).

Où en est-on aujourd’hui des mobilisations contre le coût du Mondial de football ?Depuis les journées de juin 2013, lorsque des centaines de milliers ont manifesté dans plus de 500 villes, une nouvelle conjoncture s’est ouverte, avec la reprise des grandes luttes sociales. Il y a beaucoup plus de grèves pour des augmentations de salaires, plusieurs d’elles contre la volonté des dirigeants syndicaux bureaucratiques, des occupations de terrains urbains et des blocages de routes par des mouvements qui luttent pour le logement, des grèves d’étudiants, des luttes contre la répression policière, des luttes des peuples autochtones touchés par l’expansion de l’agro-industrie. Et, bien sûr, des manifestations contre les dépenses et les crimes de la Coupe du monde de football. En ce moment, les plus importantes sont les grèves dans les secteurs des transports et de l’éducation, et la lutte populaire pour le logement. Ce sont des luttes très massives, des combats radicalisés, qui paralysent de grandes villes où le problème de la mobilité urbaine est très grave, et où une grève du métro ou des bus peut être suffisante pour poser des problèmes pour la production dans d’autres secteurs. La Coupe du monde a été organisée presque entièrement avec l’argent public. La grande majorité de ces infrastructures ne sont pas terminées, ce qui montre qu’il a eu détournement d’argent vers la corruption. Des milliards de Reals ont été dépensés pour les stades et on n’a pas avancé dans l’infrastructure et la mobilité urbaine. Et si l’on ajoute le fait que nous sommes dans un pays où la santé publique est au bord de l’effondrement, où les problèmes élémentaires de logement pour tous et d’assainissement de base ne sont pas résolus, les dépenses pour la Coupe du monde ont été considérées comme un luxe inutile, un gaspillage, un manque de respect pour la situation de la majorité de la population. Les billets d’entrée sont aussi très chers, et la FIFA a imposé, avec la « loi générale de la Coupe », un vrai état d’exception. Le résultat est un surprenant esprit critique à l’égard de cette Coupe, compte tenu de la relation du Brésil avec le football. C’est très impressionnant dans un pays où le football fait partie de la culture nationale.

Comment le pouvoir actuel PT répond à ce mouvement ?Fondamentalement, de trois façons. Il a essayé d’intensifier sa politique de petites concessions pour les secteurs les plus pauvres de la classe ouvrière : un petit réajustement de la « Bourse famille » (les allocations familiales), du salaire minimum, en dessous de ce qui serait nécessaire, et des annonces d’augmentations partielles des investissements (pour l’éducation, la mobilité urbaine). Il a organisé un dispositif répressif monumental pour contenir les manifs pendant la Coupe du monde et une politique dure de criminalisation du point de vue juridique. Pour avoir une idée, le gouvernement fédéral a dépensé 500 millions de Reals dans la sécurité pour la Coupe du monde (armes, haute technologie de contrôle et espionnage). L’armée sera dans les rues des villes lors de la Coupe. Il fait une large propagande nationaliste et d’euphorie pro-Coupe pour essayer de convaincre les gens que le moment est venu pour le pays de faire une grande Coupe du monde, etc. La situation dans le pays est très contradictoire, car,même si la population suivra les jeux étant donné l’énorme intérêt pour le football au Brésil, il n’y a aucune euphorie. Un esprit très critique, et beaucoup de volonté de protester et revendiquer.

Comment la gauche radicale ici en France peut relayer la mobilisation des Brésiliens ?En rendant compte des luttes sociales du Brésil, et par la dénonciation de la répression qui se prépare à mettre en pratique un vrai état d’exception. Il faut profiter de ce mois de Coupe pour expliquer que les gouvernements sociaux-libéraux du PT ne sont pas des alliés des luttes de la classe ouvrière, car ce qu’ils font au Brésil, c’est gouverner en alliance avec le capital financier, les grands entrepreneurs de travaux publics et avec l’agrobusiness industriel. C’est très important de nous aider à expliquer qu’il n’y a pas une véritable gauche au pouvoir au Brésil, que le gouvernement du PT est identique aux gouvernements « socialistes » en Europe.

Est-ce que cette radicalité sociale trouve des traductions politiques ? C’est une contradiction brutale du processus. Les journées de juin ont montré une énorme usure et une crise des représentations politiques traditionnelles, y compris des syndicats, qui sont parmi les institutions les plus usées. Mais pour le moment, il n’y a pas de processus de construction d’une direction nationale, de nouveaux instruments d’organisation de masse ou de références claires à un nouveau projet politique. Il y en a des expressions partielles, comme le MPL (pour le transport gratuit) qui a pris beaucoup d’importance en juin 2013, ainsi que le Mouvement des travailleurs sans toit. Mais ces mouvements sont sectoriels.Dans la sphère politique, le PSOL est respecté par ces mouvements et, parmi les partis politiques radicaux, il est celui qui peut le mieux dialoguer avec les exigences de la rue. Mais il est encore très fragile. Il est déchiré par une contradiction interne entre deux visions de plus en plus incompatibles : un secteur, actuellement la majorité de la direction, de plus en plus ouvertement réformiste, avec les pratiques bureaucratiques de la vieille gauche, et face à lui, un bloc large de gauche qui regroupe diverses forces de la gauche révolutionnaire brésilienne, soit la moitié du parti. Ces dernières sont généralement beaucoup plus ouvertes et liées aux demandes des rues. La preuve en est que ce sont les courants de jeunesse animés par des secteurs de gauche du PSOL qui sont le mieux insérés dans les nouveaux processus, malgré la méfiance et le profil « autonomiste » des manifs. La question de fond est qu'il y a un gouffre, qui est même générationnel, entre l’ancienne et la nouvelle gauche. Les jeunes ont été l’axe des manifestations de juin 2013, et ce sont surtout eux qui alimentent les processus de mobilisation qui ont suivi. Cette génération est entrée dans l’arène politique par l’école de la rue, en voyant le PT au pouvoir. Aux yeux de cette jeunesse, la gauche est au pouvoir. Par conséquent, il y a un processus de négation très forte, beaucoup de méfiance des outils traditionnels tels que les partis, les syndicats, ou sur ce qu’est exactement le socialisme. Nous sommes donc toujours au Brésil en début de reprise du mouvement, avec une rupture entre l’ancien et le nouveau, et de nombreuses incertitudes. C’est seulement le début d’un processus, et une bonne participation (non dogmatique, sans enjeu d’appareil) de la gauche radicale anticapitaliste peut donner forme à de nouveaux instruments et à une nouvelle direction capable de relancer un projet politique de rupture à une échelle de masse.

Quelle sont alors les perspectives de la gauche brésilienne, notamment avec les élections présidentielle en octobre ?C’est encore difficile à prévoir. L’espace à la gauche du PT est un espace ouvert, mais pas une grande avenue. Majoritairement, le PT est encore perçu comme le moindre mal, compte tenu du fait que les alternatives à sa droite ou « de centre » sont inoffensives ou catastrophiques aux yeux de la plupart des gens. D’un autre côté, il y a de la méfiance, et un discrédit des partis et les élections. C’est très fort chez les jeunes. Des enquêtes ont montré que les prochaines élections devraient connaître une augmentation importante de l’abstention (même si le vote est obligatoire au Brésil) et des bulletins de vote blancs et nuls. De plus, il n’y aura pas un candidat unique des partis de la gauche radicale, et le PSOL risque de se présenter avec un profil de campagne très institutionnel si la ligne du candidat de la majorité actuelle ne changent pas. Mais même avec ces problèmes, le PSOL est en train de croître, y compris au plan électoral, depuis 2010. C’est lui qui peut tirer parti de cette nouvelle situation et de l’espace ouvert pour une critique de gauche dans la société. C’est plus important qu’il y a 4 ans, peut-être pas tellement au niveau national (l’élection présidentielle), mais plus dans les élections des états et pour les députéEs. Propos recueillis et traduit par João MachadoEn France aussi, la coupe est pleine !Un collectif, La Coupe est Pleine !, regroupe plusieurs organisations politiques, syndicales et associatives, dont le NPA, dans le soutien aux mobilisations au Brésil. Un rassemblement a eu lieu le jeudi 12 juin, jour de l’ouverture du Mondial, à 18h devant l’ambassade du Brésil à Paris, 34 cours Albert  Ier (métro Alma-Marceau).Une réunion publique est aussi organisée le lundi 23 juin à 19 h à la Bourse du travail de Paris (Métro République). 4 pages de campagne : http://www.npa2009.org/content/la-coupe-est-pleine-4-pages-de-soutien-aux-mouvements-sociaux-bresiliens-bresilens