Pourquoi cet assassinat ? Si on laisse de côté la personnalité perverse de Staline, il faut repartir des derniers combats de Trotsky, c’est-à-dire toute la période mexicaine durant laquelle il mène principalement trois grandes luttes dans une phase d’effondrement de l’espérance.
Il veut d’abord empêcher toute confusion possible entre révolution et contre-révolution, entre la phase initiale d’Octobre 1917 et le Thermidor stalinien. Il le fait notamment en organisant dès son arrivée au Mexique (janvier 1937), au moment du deuxième procès de Moscou, la commission d’enquête internationale présidée par le philosophe américain John Dewey. Cinq cents pages de documents démontent le mécanisme de la falsification, des amalgames politiques. Le deuxième combat est la compréhension des enchaînements vers une nouvelle guerre, dans une phase où allaient s’exacerber les chauvinismes et s’obscurcir les enjeux de classe. Enfin, le troisième combat, lié aux précédents, c’est celui de la fondation d’une nouvelle internationale – proclamée en 1938, mais projetée au moins cinq ans auparavant, dès la victoire d’Hitler en Allemagne – qu’il ne concevait pas comme le rassemblement des seuls marxistes-révolutionnaires, mais comme un outil tourné vers les tâches du moment. C’est dans ce travail que Trotsky a pu, à ce moment, se vivre comme « irremplaçable ».
Temps des défaites
Il se trompe dans ses pronostics, lorsqu’il fait un parallèle entre les évènements qui ont suivi la Première Guerre mondiale et ceux qui pourraient résulter de la deuxième. L’erreur réside dans le fait que les mouvements ouvriers se trouvent alors dans des situations très différentes. Dans la Seconde Guerre mondiale se cumulent beaucoup de facteurs ; mais ce qui est majeur, c’est sans doute la contre-révolution bureaucratique en URSS dans les années 1930. Avec un effet de contamination sur l’ensemble du mouvement ouvrier et sa composante la plus révolutionnaire. Il y a une sorte de quiproquo, dont la désorientation de beaucoup de communistes français devant le pacte germano-soviétique est la plus parfaite illustration. Mais se rajoutent des défaites majeures, comme la victoire du nazisme en Allemagne et du fascisme en Italie, la défaite de la guerre civile espagnole, l’écrasement de la deuxième révolution chinoise. Une accumulation de défaites sociales, morales et même physiques, que nous avons du mal à imaginer. Mais on ne peut jamais considérer que tout est joué d’avance.
Une des erreurs importantes de Trotsky, c’est d’avoir imaginé que la guerre signifierait de manière inéluctable la chute du stalinisme, comme la guerre franco-allemande de 1870 avait signifié l’arrêt de mort du régime bonapartiste en France. Nous sommes en 1945 au moment du stalinisme triomphant, avec ses aspects contradictoires. Tout cela est très bien illustré dans le livre de Vassili Grossman, Vie et destin, autour de la bataille de Stalingrad. À travers les combats, on y voit la société s’éveiller, et même échapper en partie à l’emprise bureaucratique. On peut envisager l’hypothèse d’une relance de la dynamique d’Octobre. Les vingt ans écoulés depuis les années 1920 sont un intervalle court. Mais ce que dit le livre de Grossman ensuite est imparable. Staline a été sauvé par la victoire ! On ne demande pas de comptes aux vainqueurs. C’est le gros problème pour l’intelligence de cette époque.
Les implications théoriques sont importantes. Dans sa critique du totalitarisme bureaucratique, si Trotsky voit très bien la part de coercition policière, il sous-estime le consensus populaire lié à la dynamique pharaonique, même au prix fort, conduite par le régime stalinien. C’est là un point obscur qui mériterait d’être repris.
Cela dit, après la guerre, il y a des responsabilités spécifiques des partis. Dans le cadre du partage du monde – la fameuse rencontre Staline-Churchill, où ils se partagent l’Europe au crayon bleu –, il y a eu des poussées sociales importantes, ou pré-révolutionnaires ; en France, avec des forces en partie exsangues, mais davantage en Italie et en Grèce. Et là, on peut franchement parler de trahison, de subordination des mouvements sociaux aux intérêts d’appareils. Cela ne veut pas dire automatiquement une révolution victorieuse, mais une dynamique de développement et une culture politique du mouvement ouvrier à coup sûr différentes. Ce qui ménage d’autres possibilités. Il faut quand même rappeler le fameux « il faut savoir terminer une grève » du secrétaire général du PCF Maurice Thorez, ou l’attitude du PC italien au moment de l’attentat contre Togliatti. Mais le pire et le plus tragique ont été la défaite de la révolution espagnole et le désarmement de la résistance et de la révolution grecque. Puis, le vote stalinien au projet de fédération balkanique, pourtant la seule solution politique, et qui le demeure, face à la question des nationalités dans les Balkans.
Le nécessaire et le possible
Au total, le destin tragique de Trotsky illustre la tension entre le nécessaire et le possible. Entre la transformation sociale répondant aux effets d’un capitalisme pourrissant, et les possibilités immédiates. On trouve cela déjà en lisant la correspondance de Marx. Quant à l’apport théorique et stratégique, il est considérable. Notamment dans l’analyse du développement inégal et combiné des sociétés, en commençant par la Russie dès 1905, ou la perception des modalités actuelles de l’impérialisme. Mais là où il est irremplaçable, malgré des lacunes, c’est dans l’analyse du phénomène inédit à l’époque, et difficilement compréhensible, de la contre-révolution stalinienne. De ce point de vue, Trotsky est un passeur. Ce qui ne signifie pas une référence pieuse ni exclusive. Nous avons au contraire pour tâche de transmettre une mémoire pluraliste du mouvement ouvrier et des débats stratégiques qui l’ont traversé. Mais dans ce paysage et ce passage périlleux, Trotsky fournit un point d’appui indispensable.
Article publié dans Rouge, hebdomadaire de la LCR, à l’occasion des 60 ans de la mort de Trotsky.