Publié le Vendredi 18 septembre 2009 à 23h49.

« Le point d’impact des colères » (par Raphaël Vinagre et Pierre Baton)

Il y a quelques semaines sortait « L’Angle mort » : une rencontre entre les rappeurs Casey et Hamé et le groupe Zone libre, composé de Serge Teyssot-Gay (Noir désir), Marc Sens et Cyril Bilbeaud. Une rencontre entre deux univers, d’un côté un rap brut, aux textes ciselés et revendicatifs et de l’autre un rock tendu, énervé et très électrique. Si l’album convainc, le passage sur scène qui ajoute la colère à l’énergie et la puissance est bluffant. Rencontre avec les cinq membres de L’Angle mort, juste avant qu’ils montent sur scène.

Dans votre groupe il y a deux histoires parallèles : Hamé et Casey d’un coté, Zone Libre de l’autre. Comment se fait la rencontre ?
Hamé : Ce sont deux parallèles qui soudainement se rejoignent et le point de jonction s’appelle L’Angle mort. On a des vécus différents et puis on se rencontre sur ce projet. On fait l’expérience de mêler rock et rap, de mêler deux façons de concevoir la musique.
Chacun dans votre genre, vous êtes un peu « à part », que ce soit dans le rap ou dans le rock…
Hamé : C’est ce qu’on refuse qui nous rapproche. Et puis aussi ce à quoi on aspire artistiquement. On pressentait que ça pouvait donner quelque chose qui n’a pas les bords arrondis, qui est rugueux, qui a de l’épaisseur, qui transpire le pavé, les quartiers. Une façon conflictuelle d’aborder le rock et le rap. Il y avait quelque chose de possible, qui n’avait pas encore vraiment été fait. Je pense qu’on a fait tomber le truc de l’arbre et qu’on l’a cueilli au bon moment. On s’était lancé le mot il y a environ deux ans et l’album vient d’être finalisé.
On a l’impression que votre propos n’est pas seulement artistique, mais aussi politique…
Serge Teyssot-Gay : Il y a pas mal de choses qui nous réunissent « contre », celles qui nous hérissent au quotidien. C’est le résultat de tout un tas de choses, d’infos qu’on a digérées et qui font qu’on est en réaction avec le monde environnant. Ce qu’on propose, c’est en écho à ce qu’on vit, à ce qu’on voit, ce qu’on lit… et qu’on traduit comme ça.
Votre projet aurait pu donner quelque chose de beaucoup plus « Fusion », mais on a l’impression que chacun a campé sur ses fondamentaux, et qu’il n’y a pas de concession et, au final, ça prend bien entre vous.
Serge Teyssot-Gay : Non seulement on ne change pas de style, mais on essaye d’être juste nous-mêmes. Après, c’est une histoire d’alchimie, et pas plus que ça. Zone Libre, on a travaillé la musique avant les textes, on a travaillé en pensant à Hamé et Casey, on leur a fait une espèce d’ossature sur laquelle ils pouvaient poser, raper. Mais il n’empêche qu’on l’a fait avec notre propre langage. On utilise plus notre façon de jouer comme un langage que comme une forme.
Comment ça se passe pour vous, Casey et Hamé, quand vous partez d’une matière sonore comme ça ?

Hamé : Nous c’est La Rumeur, c’est Anfalsh, c’est dix ans, bientôt quinze d’underground et d’indépendance, de concerts et de scènes, d’expériences artistiques… Ça c’est la matière, c’est nous, on a juste à ouvrir, à élargir le fossé et il y a tout ce qu’il faut. L’alchimie, elle ne se décrète pas, on ne l’a pas rationalisée. Ils nous proposent des musiques, on écrit dessus, on se voit en studio, on enregistre les titres et puis on se rend compte qu’il n’y a pas grand chose à changer, à modifier. Ça s’est fait sans avoir trop besoin de se parler. On ne s’est pas dit  « on va s’inscrire dans l’histoire des fusions entre le rock et le rap »… La raison d’être de ce projet, c’est d’apporter des identités fortes et de leur proposer de se côtoyer sur neuf titres.
Dans un de vos textes, vous convoquez Kateb Yassin, Frantz Fanon, Malcolm X, Raphael Confiant, Aimé Césaire, Rosa Parks…
Casey : C’était pour marquer sur ce disque, au fer rouge, notre indigénat : dès l’entrée on sait qu’il y a Arabes et Noirs… et puis les référents qui vont avec. On rend hommage à des gens qui nous ont marqués, nous ont touchés dans nos histoires respectives. Hamé, l’Algérie, moi, la Martinique, ou inversement.
Hamé, tu fais l’objet d’un procès sans fin, par le ministère de l’intérieur. Après avoir été relaxé trois fois, il fait de nouveau appel ?
Hamé : C’est un épuisement institutionnel, une tentative d’épuiser une légitimité, la mienne, à exister, à écrire et à dénoncer… en l’occurrence les crimes policiers impunis. Et puis il y a aussi un problème de reconnaissance de l’indépendance des tribunaux. Il faut souligner que j’ai été relaxé par trois chambres différentes. Au-delà de mon cas spécifique, il y a cette guerre que le pouvoir politico-policier fait à un certain nombre de magistrats, notamment ceux qui entendent faire leur métier en toute souveraineté, en toute indépendance. A travers mon procès, il y aussi ce conflit, qui se finira quand le ministère de l’Intérieur et Sarkozy n’auront plus de recours possible. Ça peut encore prendre deux ans, trois ans. Un deuxième examen en cassation est prévu autour du mois de juin, la cour de cassation va dire s’il faut arrêter là les frais et reconnaître que ce dossier ne mérite pas un tel acharnement, ou bien donner la possibilité au ministère de l’intérieur de me faire condamner une fois de plus, ce qui peut prendre encore un an ou deux. Et puis après ça si je suis condamné, j’ai l’intention de porter le dossier devant la cour européenne.
On m’attaque sur des propos que je suis en mesure de défendre, je suis dans mon droit et j’entends aller jusqu’au bout de la procédure, du recours. La ligne de front des oppositions et du rapport de force en la matière traverse mon dossier et traverse ce procès de part en part, et ça fait sept ans que ça dure. C’est un véritable procès politique. C’est une censure politique bête et méchante qui fait très xixe siècle. C’est la première fois depuis la création de la loi de la presse, en 1881, qu’un dossier en matière de presse n’a pas été porté à l’examen de la cour de cassation à deux reprises, ils sont en train de bâtir ma légende. Ça prend des proportions qui sont à la mesure du non sens et du n’importe quoi du régime politique dans lequel on vit. Cette affaire est très symptomatique du Sarkozysme.
Pour en revenir à votre projet avec Zone Libre, on pourrait dire que symboliquement ça représente la rencontre entre les quartiers populaires et le centre ville ?
Serge Teyssot-Gay : Ce n’est pas tant ça. On n’a pas tant l’habitude en France de voir ce genre de mélanges. C’est plus culturel. On se retrouve ensemble parce qu’on se nourrit les uns des autres, on est tous fans, on s’apporte les uns aux autres. Au bout du compte, on a envie d’avancer ensemble sur un projet artistique et c’est vrai qu’à plusieurs, on va plus loin.
Quel est votre public ?
Serge Teyssot-Gay : On a fait pas mal de concerts, et par exemple lors de celui au Fil à Saint Etienne, il devait y avoir 350 personnes dont 300 qui ne vont jamais dans cette salle. Ceux qui gèrent la salle hallucinaient. En tous les cas, c’est un public très mixte, on a rencontré pas mal de gens qui sont aussi dans un processus créatif complètement extérieur à ce qui se fait main stream et donc des gens qui sont en recherche, qui se débrouillent, mais qui font des choses.
Dans vos textes, vous évoquez beaucoup les banlieues et la ségrégation. A Strasbourg, on vient de voir des déploiements policiers qui rappellent un peu les dispositifs mis en place durant les « émeutes » de 2005 et à chaque fois qu’il se passe quelque chose dans les quartiers populaires…
Hamé : A mon sens ce n’est pas la même chose. Ce qui s’est passé à Strasbourg, c’est clairement dans un contexte politique. Il y a une dimension idéologique évidente, palpable. Je ne mets pas ça sur le même plan que ce qui s’est passé en 2005 ou à Villiers-le-bel. Ce sont peut-être deux colères, deux révoltes qui ont vocation à se rencontrer un jour, mais pour l’instant elles sont vraiment différentes, avec des enracinements complètement différents. En tous les cas, en 2005, la jeunesse des quartiers a prouvé qu’il restait encore du monde en France pour se révolter et mettre la République à nu pendant vingt et un jours, mettre l’apartheid français à poil : on a tout vu, on sait que ça existe, on sait comment ça fonctionne, on a vu les dispositifs, tous les masques sont tombés durant ces trois semaines. On n’a pas encore assimilé, on a pas encore très bien compris ce qui s’est passé pendant ces trois semaines. Il y a quelque chose qui reste encore à appréhender dans le cas des émeutes de novembre 2005, on n’a pas tout ouvert. Au contraire, on s’est empressé de décréter la non-existence de ces faits, de faire de ces évènements politiques - car pour moi c’est une révolte et elle est éminemment politique et c’est le fait politique majeur depuis vingt ans en France - un événement non politique, apolitique, en tout cas de le chasser de la mémoire des conflits sociaux français. C’est un gros refoulé à l’œuvre qui en plus se finit sur un couvre-feu qui n’avait pas été décrété depuis la guerre d’Algérie.
Evidemment, il y a plein de raisons pour que plein de gens, à plein d’endroits différents, soient en colère et mettent le feu, mais il y a quelque chose de très cloisonné, de très fermé qui entoure les révoltes dans les quartiers. Quand les quartiers se révoltent, ils sont seuls, il n’y a personne avec eux, pas de syndicats, pas de partis politiques… ils sont seuls face à l’état… des adolescents seuls face à l’état. On a affaire à des révoltes radicalement coupées de l’ensemble des forces traditionnelles du mouvement social et ça c’est un truc de fous. Dans le mouvement social, ce n’est pas encore assimilé.