Publié le Mardi 10 janvier 2012 à 22h28.

Entre «erreur blanche» et «mirage noir», la question raciale dans les premiers écrits de Fanon (Contretemps n°10)

 

Si le nom et l’œuvre de Frantz Fanon restent le plus souvent associés au destin tragique que connut le «Tiers-Monde» une fois les indépendances arrachées ou advenues, nous ne pouvons que déplorer, cinquante ans après sa mort, la persistance des problématiques auxquelles Fanon s’attaquait déjà en son temps. Parmi elles, celles du racisme et de la race occupent une place centrale dans ses premiers écrits politiques, que ce soit dans Peau noire, masques blancs, rédigé à Lyon dans les années 1951-1952, ou dans l’article intitulé «Racisme et culture», texte de son intervention au 1er congrès des écrivains et artistes noirs, qui s’est tenu à Paris en septembre 1956. Et si aujourd’hui l’on s’interroge encore en France sur le fait de savoir si pour combattre le racisme il est nécessaire ou non de parler de race, et si évoquer cette dernière ne revient pas à succomber au racisme auquel on prétend s’attaquer, nous rappelons au contraire que «déterminer le sens réel du racisme c’est d’abord lever les ambiguïtés de la notion de race elle-même1/». Le retour sur les deux textes précités sera donc pour nous l’occasion de mettre en lumière les impensés et enjeux actuels de la question raciale et de dessiner les contours stratégiques d’une lutte antiraciste radicale.

Itinéraires du jeune FanonÀ un professeur de philosophie au lycée Schölcher de Fort-de-France, qui critiquait l’engagement des jeunes élèves sur le point d’aller libérer «la mère patrie profanée», au motif que des Blancs qui s’entretuent ne pouvait être qu’une bénédiction pour les Noirs, Fanon eut cette réplique: «Chaque fois que la liberté est en question, nous sommes concernés, Blancs, Noirs ou Jaunes, et chaque fois que la liberté sera menacée en quelque lieu que ce soit, je m’engagerai sans retour2/.» C’est donc sur la base de ces convictions que Fanon – avec d’autres volontaires martiniquais, guyanais et guadeloupéens – s’engagea dans les Forces françaises libres, afin de libérer l’Europe du joug hitlérien; mais l’expérience fut loin de répondre aux attentes du jeune Fanon, qui déchanta très vite:

«Un an que j’ai laissé Fort-de-France. Pourquoi? Pour défendre un idéal obsolète […]. Je doute de tout, même de moi. Si je ne retournais pas, si vous appreniez un jour ma mort face à l’ennemi, consolez-vous, mais ne dites jamais: il est mort pour la belle cause […]; car cette fausse idéologie, bouclier des laïciens et des politiciens imbéciles, ne doit plus nous illuminer. Je me suis trompé! Rien ici, rien qui justifie cette subite décision de me faire le défenseur des intérêts du fermier quand lui-même s’en fout. […] Je pars demain volontaire pour une mission périlleuse, je sais que j’y resterai3/

Malgré le ton alarmiste de cette lettre, écrite au plus fort d’un engagement qu’il n’évoquera par la suite qu’en de très rares occasions, cette expérience ne fut pas sans enseignement pour Fanon. Elle lui permit non seulement d’établir un premier contact – certes limité – avec les sociétés coloniales marocaine et algérienne, mais surtout d’être pour la première fois de son existence plongé dans un milieu majoritairement blanc, les combattants en provenance des Antilles étant rangés parmi les «Européens». Parti combattre des Allemands dont les dirigeants clamaient la supériorité de leur race sur celle de leurs adversaires, l’ironie a voulu que le jeune Frantz se retrouve confronté au racisme quotidien dont étaient victimes les combattants venus des colonies, ainsi que ceux des Antilles incorporés aux troupes «européennes».

À son retour en Martinique et sitôt son bac passé, Fanon part faire des études supérieures en France et retrouve à Paris nombre de camarades martiniquais – parmi lesquels Mauzolle et Manville. Mais il quitte rapidement la capitale et s’inscrit en 1946 en médecine à la faculté de Lyon, après avoir ironiquement déclaré à Manville:«Il y a trop de nègres à Paris, je veux me lactifier4/.» Dès sa quatrième année de médecine, Fanon s’intéresse à la psychiatrie et effectue son stage auprès du très conventionnel Pr Dechaume, avant de devenir interne et de rejoindre l’un des pionniers de la psychothérapie institutionnelle, le Pr Tosquelles à Saint-Alban. C’est au cours de cette période qu’il rédigea l’un de ses premiers articles, «Le syndrome nord-africain», publié dans la revue Esprit en 1952. C’est aussi à la même période qu’il rédigea Peau noire, masques blancs, texte qu’il envisagea dans un premier temps présenter à sa thèse de doctorat, avant d’opter pour un choix, disons, moins risqué5/.

Peau noire, masques blancs: entre expérience subjective et analyse du racisme structurel

«Je veux vraiment amener mon frère, Noir ou Blanc, à secouer le plus énergiquement la lamentable livrée édifiée par des siècles d’incompréhension6/S’il ambitionne avant tout de libérer l’homme de couleur de lui-même, Fanon s’adresse (encore) dans ses premiers écrits, aussi bien aux Blancs qu’aux Noirs, avec l’idée que l’expérience subjective d’un seul peut être comprise de tous7/.Et pour sortir de l’impasse qui veut que «le Blanc est enfermé dans sa blancheur» et «le Noir dans sa noirceur», Fanon pose d’emblée que «seule une interprétation psychanalytique du problème noir peut révéler les anomalies affectives responsables de l’édifice complexuel», avant de préciser aussitôt, comme surpris par le caractère définitif d’une telle assertion:

«Il demeure toutefois évident que pour nous la véritable désaliénation du Noir implique une prise de conscience abrupte des réalités économiques et sociales. S’il y a complexe d’infériorité, c’est à la suite d’un double processus: - économique d’abord; - par intériorisation ou, mieux, épidermisation de cette infériorité, ensuite.»

C’est donc le Fanon psychiatre qui entreprend d’analyser – de façon largement autobiographique8/ – les vicissitudes de la vie de l’homme noir plongé dans le monde blanc, dans une œuvre de part en part traversée par une tension née de la volonté de l’auteur de faire part de son expérience subjective d’homme noir et celle, tout du moins déclarée, de procéder à une analyse des structures sociales et économiques qui engendrent le racisme. Car Fanon a bien conscience qu’il existe des liens étroits entre les aspects socio-économiques et psychologiques du racisme; pour lui, l’«aliénation du Noir n’est pas une question individuelle». Mais plutôt que d’élaborer une théorie générale du racisme, destinée à servir de cadre a priori aux manifestations particulières de ce racisme, Fanon préfère procéder à une analyse empirique de la condition de Noir; c’est donc la formulation de ses propres expériences du racisme qui est conçue comme un préalable à la lutte visant à instaurer des rapports normaux entre Noirs et Blancs.

Il s’agit d’une entreprise en deux temps: «permettre à l’homme de couleur de comprendre à l’aide d’exemples précis, les tenants psychologiques qui peuvent aliéner ses congénères», et cela afin de «rendre possible pour le Noir et pour le Blanc une saine rencontre». Pour parvenir au but pratique qu’il s’assigne, Fanon ne prétend aucunement à l’objectivité: «Je n’ai pas voulu être objectif. D’ailleurs, c’est faux: il ne m’a pas été possible d’être objectif». Et c’est sans doute cette subjectivité pleinement assumée qui fait tout l’intérêt de Peau noire, masques blancs et détourne son auteur de la tentation de recourir à la philosophie pour traiter abstraitement de la question du racisme, car «si c’est au nom de l’intelligence et de la philosophie que l’on proclame l’égalité des hommes, c’est en leur nom aussi qu’on décide de leur extermination». Mais cette impossibilité à ouvrir le débat sur le plan philosophique n’est pas seulement d’ordre principiel, et tient aussi à des raisons pratiques, eu égard au but que s’est fixé Fanon dans cet ouvrage et à la méthode qu’il déploie pour y parvenir:

«[…] En faisant appel à l’humanité, au sentiment de la dignité, à l’amour, à la charité, il nous serait facile de prouver ou de faire admettre que le Noir est l’égal du Blanc. Mais notre but est tout autre: ce que nous voulons, c’est aider le Noir à se libérer de l’arsenal complexuel qui a germé au sein de la situation coloniale.»

S’il évoque ici la «situation coloniale», l’expérience décisive que fait Fanon de la race n’est pas tant celle qu’il vécut aux Antilles9/, mais bien celle qui le vit, en France, affronter «le regard blanc10/», expérience qu’il décrit en ces termes:

«J’étais tout à la fois responsable de mon corps, responsable de ma race, de mes ancêtres. Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques, - et me défoncèrent le tympan l’anthropophagie, l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, et surtout: «Y a bon banania.»

Fanon centre donc son analyse sur la question raciale telle qu’il l’appréhende dans la France «métropolitaine»; il ne traite du racisme colonial et de la structure économique qui le sous-tend qu’en de rares occasions, le plus souvent pour réfuter les analyses exposées par Octave Mannoni dans Psychologie de la colonisation. Ainsi, lorsque ce dernier estime, par exemple, que le pauvre Blanc d’Afrique du Sud est raciste envers les Noirs, indépendamment de tout processus économique, Fanon lui rétorque que cette «agressivité du prolétariat blanc sur le prolétariat noir est fondamentalement une conséquence de la structure économique de l’Afrique du Sud». Pour Fanon, c’est très clair: «une société est raciste ou ne l’est pas», et il ne fait aucun doute pour lui que «la structure de l’Afrique du Sud est une structure raciste». Et lorsque Mannoni fait du racisme colonial une passion populaire, l’«œuvre de subalternes et de petits commerçants, de colons qui ont beaucoup trimé sans grand succès11/», Fanon répond qu’au contraire «la civilisation européenne et ses représentants les plus qualifiés sont responsables du racisme colonial» et va jusqu’à affirmer que l’«Europe a une structure raciste».

Si les analyses de Mannoni paraissent aujourd’hui datées, la plupart d’entre elles ayant connu depuis leur publication une réfutation définitive, l’idée de ne voir dans le racisme qu’une simple question de préjugés, «la réaction apeurée et irrationnelle de couches rétrogrades de la population, incapables de s’adapter au nouveau monde mobile et cosmopolite12/» est toujours aussi répandue. Pourtant, aborder la question du racisme par le biais des préjugés revient à prendre «une conséquence (les mentalités et/ou les représentations) pour une cause», ainsi que le remarque Saïd Bouamama, ce qui conduit inévitablement à «privilégier le combat illusoire contre les préjugés sans s’attaquer à leur véritable cause: les discriminations concrètes et matérielles13/». S’il note à juste titre que le racisme est engendré par la structure économique et que, comme nous l’avons déjà noté, «la véritable désaliénation du Noir implique une prise de conscience abrupte des réalités économiques et sociales», Fanon s’en tient – tout du moins dans Peau noire, masques blancs – au domaine psychologique14/ et n’entre jamais dans l’étude à proprement parler de ces structures économiques.

Or cette étude historique que Fanon refuse pour l’heure de mener, a permis à de nombreux auteurs de battre en brèche l’idée selon laquelle le racisme serait aussi vieux que l’humanité:

«Bien au contraire, le racisme tel que nous le connaissons aujourd'hui a commencé à se développer aux XVIIe et XVIIIe siècles, afin de justifier l’utilisation systématique d'une force de travail servile africaine dans les grandes plantations du Nouveau Monde, qui ont joué un rôle central dans la naissance du capitalisme comme système mondial. Ainsi le racisme s'est formé en tant que partie intégrante du processus par lequel le capitalisme est devenu le système économique et social dominant. Ses avatars ultérieurs sont restés liés à ceux du capitalisme15/.»

Tout au long des études qu’il a menées depuis plusieurs années sur les questions coloniales et raciales, Anibal Quijano prolonge et affine cette idée, en considérant lui aussi que la notion de race, dans son acception moderne, n’a pas d’histoire connue avant la conquête de l’Amérique, «où la formation de rapports sociaux fondés sur cette idée donna lieu à la production d’identités sociales historiquement nouvelles – Indiens, Noirs, Métis – et en redéfinit d’autres16/», celles des Blancs ou des Européens.

Et l’auteur de poursuivre:

«Et dans la mesure où les rapports sociaux qui étaient en train de se configurer étaient des rapports de domination, une stricte corrélation fut établie entre ces identités et des positions hiérarchiques, des lieux et des rôles sociaux ; ces identités prenant ainsi place au sein du modèle de domination coloniale qui s’imposait. En d’autres termes, la race et l’identité raciale furent établies en tant qu’instruments de classification sociale première de la population.»

Par la suite, l’association structurelle entre cette nouvelle identité historique qu’est la race et la division du travail à l’échelle mondiale permirent au modèle «capitaliste colonial/moderne et eurocentré» de s’imposer en tant que pouvoir hégémonique planétaire, et dont la mondialisation en cours aujourd’hui n’est que l’aboutissement. C’est ce que Quijano appelle la «colonialité du pouvoir capitaliste mondial».

Ce bref détour par quelques unes des études sur la généalogie moderne du racisme nous montre donc que l’oppression raciale existe de manière institutionnalisée et sert à justifier et légitimer le traitement inégal et discriminatoire dont sont victimes différents groupes de personnes. Comment dès lors interpréter la formule de Fanon – passée à la postérité, bien que rarement comprise – selon laquelle «le Français n’aime pas le Juif, qui n’aime pas l’Arabe, qui n’aime pas le nègre…»? Contre une approche moraliste et dépolitisante, qui voudrait y voir la preuve de l’adhésion de Fanon à l’idée que le racisme ou, plus généralement, le rejet de l’autre, seraient des sentiments universellement partagés et quasi immanents à la nature humaine, il convient, avant toute chose, de rappeler ce fait simple: «Pour discriminer, il faut disposer d’un pouvoir dans un mécanisme social17/.»

Cela signifie que «les discriminations racistes supposent pour se reproduire un rabaissement pour le groupe minoritaire et une valorisation pour le groupe majoritaire18/», étant entendu que les notions de «groupe minoritaire» et de «groupe majoritaire» ne sauraient être réduites à des critères purement quantitatifs19/. La formule précitée de Fanon s’éclaire ainsi à la lumière des relations entre Juifs et Musulmans en Algérie: relativement paisibles durant des siècles (surtout si on les compare au traitement réservé aux Juifs en Europe à la même période), elles devinrent franchement problématiques avec la colonisation française, notamment à partir de l’adoption du décret Crémieux en 1870, qui conféra la nationalité française à des Juifs pourtant installés en Algérie depuis des générations, tandis que les populations musulmanes restaient confinées au statut de «sujets».

Et Fanon ne semble pas dire autre chose, lorsqu’il écrit à la suite de la formule que nous venons de commenter:

«À l’Arabe, on dit: "Si vous êtes pauvres, c’est parce que le Juif vous a roulés, vous a tout pris"; au Juif, on dit: "Vous n’êtes pas sur le même pied que les Arabes parce qu’en fait vous êtes Blancs et que vous avez Bergson et Einstein"[…] Le Blanc, incapable de faire face à toutes les revendications, se décharge des responsabilités. Moi j’appelle ce processus: la répartition raciale de la culpabilité.»

Tout en la rendant en pratique impossible, les «représentants les plus qualifiés» de la colonisation prônaient et présentaient l’assimilation comme un modèle idéal. Or, s’assimiler à une société raciste (coloniale hier, postcoloniale aujourd’hui), signifie tout bonnement devenir soi-même raciste, idée que formulait, par exemple, Hannah Arendt à la fin de sa biographie de Rahel Varnhagen:

«Dans une société entièrement hostile aux Juifs – et cette situation a prévalu jusqu’au XXe siècle, dans tous les pays dans lesquels les Juifs ont vécu – leur assimilation n’est possible qu’en assimilant en même temps l’antisémitisme20/.»

Fanon, évoquant quelques exemples de ces phénomènes réactionnels, écrit lui-même que «le Juif, pour réagir contre l’antisémitisme, se fait antisémite», de même qu’un nègre «ayant vécu en France, respiré, ingéré les mythes et préjugés de l’Europe raciste, assimilé l’inconscient collectif de cette Europe, ne pourra, s’il se dédouble, que constater sa haine du nègre». Dans ces conditions, il est normal – conclut Fanon – que l’Antillais qui a fait siens tous les archétypes racistes de l’Europe, soit négrophobe.

Conscience de race et conscience de classe

«La démarche psychologique et thérapeutique de Fanon – qui justifie l’analyse de toute son œuvre sous l’angle de l’aliénation – a un but politique: l’"aliénation intellectuelle" des colonisés qui se manifeste notamment dans l’identification à un stéréotype raciste et implique des frustrations et des complexes, déforme chez les exploités la vision des faits économiques et les empêche de penser en termes conscients de classe. Aussi longtemps que leur conscience est structurée par des catégories racistes, ils sont incapables de développer une conscience révolutionnaire de classe21/.»

Ce propos de Renate Zahar, dont il nous faut saluer l’honnêteté, exprime avec clarté une position par trop répandue, selon laquelle le racisme serait un obstacle à la conscientisation politique des non-Blancs. Avant de discuter du fond de l’affaire, notons que la première difficulté que soulève cet extrait est d’ordre épistémologique, puisque R.Zahar tente d’appréhender les effets politiques du racisme chez les groupes de personnes qui en sont victimes, alors même qu’est occultée l’existence de la race comme rapport social. À nouveau, S. Bouamama nous rappelle que:

«Si la "race" n’existe pas biologiquement, le racisme existe lui socialement. Ce n’est pas la race qui produit le racisme mais ce dernier qui produit socialement la "race". À partir du moment où notre fonctionnement social produit une frontière entre un "nous" et des "eux" sur la base d’une appartenance supposée à des "races", ces dernières deviennent des réalités sociales agissantes et aux effets palpables sur l’expérience quotidienne des personnes ainsi classées et assignées22/.»

Les «identités raciales» sont donc produites avant tout par les rapports de force sociaux existants, et la condition de Noir, d'Arabe ou de Musulman est principalement liée à la position que ces populations occupent comme classe dans le système capitaliste. Les non-Blancs, qui vivent leur appartenance raciale comme une donnée principielle qui façonne leur quotidien et à partir de laquelle ils interprètent le monde, peuvent donc être amenés à s'organiser politiquement contre le racisme précisément en tant que Noirs, Arabes ou Musulmans; sans que cela ne constitue l’essentialisation d’une appartenance sociale ou un quelconque «repli communautaire», le fait de revendiquer l’appartenance au nom de laquelle un groupe est stigmatisé relève davantage de ce que Fanon appelle une «activité axiologique inversée, une valorisation du rejeté23/», qui fait appel à une appartenance de classe, sans pour autant en faire explicitement mention:

«Je décidai, puisqu’il m’était impossible de partir d’un complexe inné, de m’affirmer en tant que Noir. Puisque l’autre hésitait à me reconnaître, il ne restait qu’une solution: me faire connaître.»

Loin de constituer un obstacle quelconque au «développement d’une conscience révolutionnaire de classe», le développement chez les non-Blancs d’une conscience raciale est, contrairement à ce que prétend R.Zahar, aussi l’acquisition d’une conscience de classe. Au prix d’une dialectique pas toujours aisée, les non-Blancs intègrent donc au racisme l’oppression qu'ils vivent en tant que classe: à l’instar de la conscience de classe, celle de race est loin de se faire spontanément. Car si, comme on l’a vu, elle découle de la position que les non-Blancs occupent dans le processus de production, elle est aussi soumise à la domination blanche et se forme donc au sein d’une société dont l’«inconscient collectif est raciste». Bien que conscients des intérêts qui les lient les uns aux autres et de l’oppression qu’ils vivent au quotidien, les non-Blancs n’en sont pas moins soumis à l’idéologie dominante, qui est celle des classes dominantes blanches.

Ça n’est donc qu’au prix de la lutte antiraciste que les non-Blancs prennent conscience de leurs intérêts et aspirations propres, marquant ainsi le passage de la race «en soi», vécue pour ce qu’elle est, indépendamment des erreurs ou illusions qui peuvent l’entourer, à la race «pour soi», où émerge la conscience des intérêts, aspirations et revendications propres des non-Blancs, pour reprendre le vocabulaire marxien24/. Pourtant, ce n’est pas nécessairement sur ce terrain politique que Fanon entend entreprendre son étude du racisme, mais sur celui de la psychanalyse. Et si Sartre, que Fanon a lu attentivement – notamment ses Réflexions sur la question juive25/ – fait du racisme une idéologie de la société de classe, nous postulons que Fanon n’a pas eu envie de parler d’emblée ce langage politique:

«Nous ne poussons pas la naïveté jusqu'à croire que les appels à la raison ou au respect de l'homme puissent changer le réel. Pour le nègre qui travaille dans les plantations de canne du Robert, il n'y a qu'une solution : la lutte. Et cette lutte, il l'entreprendra et la mènera non pas après une analyse marxiste ou idéaliste, mais parce que, tout simplement, il ne pourra concevoir son existence que sous les espèces d'un combat mené contre l'exploitation, la misère et la faim.»

Conscient de la grande confusion qui régnait autour du concept de race, Fanon entendait avant tout démêler l’écheveau qui s’était constitué autour de cette problématique et répondre simplement à la question suivante: «Le Blanc peut-il se comporter sainement vis-à-vis du Noir; le Noir peut-il se comporter sainement vis-à-vis du Blanc?» Étant entendu que la question se pose en termes fort différents dans les deux cas. Mais cela ne signifie pas que Fanon se désintéresse du combat politique. Bien au contraire, il réintroduit celui-ci à travers ses commentaires sur la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel26/, en mettant l’accent sur le triptyque reconnaissance-réciprocité-combat:

«L'homme n'est humain que dans la mesure où il veut s'imposer à un autre homme, afin de se faire reconnaître par lui. Tant qu'il n'est pas effectivement reconnu par l'autre, c'est cet autre qui demeure le thème de son action. C'est de cet autre, c'est de la reconnaissance par cet autre, que dépendent sa valeur et sa réalité humaines. C'est dans cet autre que se condense le sens de sa vie.»

Partant de là, Fanon affirme qu’il n’y a pas, en France, de lutte ouverte entre le Blanc et le Noir et que le «Maître Blanc a reconnu sans lutte le nègre esclave».

A ce stade de sa vie et de son œuvre, Fanon montre à plusieurs reprises n’avoir que très peu de connaissances des luttes des esclaves pour se libérer27/, ce qui semble le rendre d’autant plus amer qu’il fait sienne la nécessité posée par Hegel du combat, dans cet extrait de la Phénoménologie de l’esprit que Fanon reproduit in extenso:

«C'est seulement par le risque de sa vie qu'on conserve la liberté, qu'on prouve que l'essence de la conscience de soi n'est pas l’être, n'est pas le mode immédiat dans lequel la conscience de soi surgit d'abord, n'est pas enfoncement dans l'expansion de la vie. […] L’individu qui n’a pas mis sa vie en jeu peut bien être reconnu comme personne, mais il n’a pas atteint la vérité de cette reconnaissance d’une conscience de soi indépendante28/.»

Et si Fanon en conclut que la réalité humaine en-soi-pour-soi ne parvient à s’accomplir que dans le combat et le risque qu’il implique, il note aussi qu’est non seulement contestée au Noir l’existence d’une image différente de celle réfléchie par l’Autre (qui ne peut être qu’un Blanc), mais également la volonté même du Noir de risquer sa vie pour sa liberté. Or, Fanon insiste lui-même sur le fait que le nègre «n’a pas soutenu la lutte pour la liberté» et a été libéré par le maître: «Le bouleversement a atteint le Noir de l’extérieur.» Si ce propos est bien évidemment historiquement erroné – quand bien même l’on ne s’attacherait qu’à l’histoire de la Martinique29/ – Fanon semble pourtant moins reprocher aux Noirs de n’avoir jamais pris part à la lutte, fût-ce au péril de leur vie, que de n’avoir jamais organisé leur propre lutte, faisant ainsi clairement allusion à son engagement personnel lors de la Seconde Guerre mondiale:

«Mais le nègre ignore le prix de la liberté, car il ne s'est pas battu pour elle. De temps à autre, il se bat pour la Liberté et la Justice, mais il s'agit toujours de liberté blanche et de justice blanche, c'est-à-dire de valeurs sécrétées par les maîtres.»

Comme d’autres auteurs avant lui, Fanon insiste donc sur la vertu phénoménale de l’agir politique, mais il note au passage que cette action, cette lutte, est refusée au Noir au motif qu’il n’existe tout bonnement entre lui et le Blanc aucune différence, rien si ce n’est de l’indifférence ou de la «curiosité paternaliste», mettant ainsi à jour ce phénomène qui veut que «les grilles de lecture dominantes des conflictualités qui occultent la fracture coloniale-raciale s’imposent à nous comme l’effet même, dans la réalité sociale et institutionnelle, de cette fracture30/.» Et c’est bien parce que le terrain politique est miné, que Peau noire, masques blancs se veut être – selon les propres mots de l’auteur – une «étude clinique». Fanon garde pourtant constamment le combat politique en ligne de mire, et malgré l’interdisciplinarité de l’ouvrage, qui le rend difficilement classable, ses intuitions sur les liens existant entre racisme et société préfigurent selon nous le discours qu’il prononcera à Paris en septembre 1956 au 1er Congrès des écrivains et artistes noirs.

Racisme et culture: l’apport de l’expérience algérienne à l’analyse du racisme

Reçu au Médicat des hôpitaux psychiatriques, Fanon postule en 1953 au poste de médecin-chef de l’hôpital de Blida, où il sera nommé et exercera jusqu’en 1956, date à laquelle l’étau colonial se resserrait dangereusement autour de celui qui était devenu entre temps un militant de la cause révolutionnaire algérienne. Et si seules quatre années séparent Peau noire, masques blancs de Racisme et culture, cette période fut décisive dans l’itinéraire de Fanon, non seulement parce qu’elle paraît être une éternité à l’échelle de la courte vie de l’auteur, mais aussi à cause de l’intensité de son immersion dans la société coloniale-raciste algérienne.

Mais avant d’en venir au contenu du discours proprement dit, il convient de rappeler la position pour le moins particulière dans laquelle se trouvait Fanon au moment de prendre la parole à l’événement qu’organisait Présence Africaine:

«Il faisait partie de la délégation venant de Martinique, mais était désormais étroitement associé à une Révolution Algérienne qui pouvait difficilement faire l'objet d'un débat à Paris. Même si Présence Africaine se prétendait antiraciste et anticolonialiste, il se voyait comme un journal culturel, davantage que comme une publication ouvertement politique, et les organisateurs des conférences tenaient à empêcher que les événements prennent une tournure trop politique. En 1956, l’Algérie était un sujet qui pouvait difficilement être abordé dans une conférence tenue à la Sorbonne31/.»

Voilà donc pour le contexte. Pour ce qui est du fond, l’écriture détone par rapport à celle de Peau noire, masques blancs. L’urgence, le caractère dramatique et meurtrier du conflit algérien semblent non seulement interdire à Fanon les envolées lyriques dont il avait parfois abusé dans son premier ouvrage, en même temps qu’ils lui imposent une rupture avec l’analyse empirico-psychologique, pour mener cette fois-ci plus à fond une étude des liens entre le racisme et les structures socio-économiques qui le sous-tendent. Cette étude ne le mène donc pas à une critique du racisme, mais plutôt à celle du système dans lequel il prospère, tout simplement parce que «le racisme n’est pas un tout mais l’élément le plus visible, le plus quotidien, pour tout dire, à certains moments, le plus grossier d’une structure donnée32/», étant entendu que le racisme semble ici regrouper à la fois les préjugés, tout autant que les actes racistes (dans la mesure où ces derniers peuvent être séparés des premiers). Et Fanon aborde ici la question du racisme à travers les liens qu’il entretient avec la culture, sans doute pour ne pas donner une coloration trop ouvertement politique à son discours, pour les raisons que nous avons exposées plus haut.

Il pose ainsi que:

«Étudier les rapports du racisme et de la culture, c’est se poser la question de leur action réciproque. Si la culture est l’ensemble des comportements moteurs et mentaux né de la rencontre de l’homme avec la nature et avec son semblable on doit dire que le racisme est bel et bien un élément culturel. Il y a donc des cultures avec racisme et des cultures sans racisme.Cet élément culturel précis ne s’est cependant pas enkysté. Le racisme n’a pas pu se scléroser. Il lui a fallu se renouveler, se nuancer, changer de physionomie. Il lui a fallu subir le sort de l’ensemble culturel qui l’informait.»

Par «culture», Fanon entend tout bonnement parler de «société», et lorsqu’il déclare ici qu’il y a des cultures avec racisme, quand d’autres cultures en sont dépourvues, il faut entendre cela comme l’équivalent exact de la formule précitée selon laquelle «une société est raciste ou ne l’est pas». Par cet artifice langagier, Fanon parvient à contourner l’obstacle de la «censure», pour mettre en lumière le passage d’un racisme «biologique» - devenu désuet avec le temps, sans disparaître totalement – et qui se voulait rationnel et individuel, à un «racisme culturel», qui ne porterait plus sur l’homme particulier, mais sur une «certaine forme d’exister». Loin de l’amoindrir, cette transformation permet à la logique discursive raciste de gagner en extension, ce qu’elle perd en rigueurou justification «scientifiques». Et du fait de sa plongée dans la société coloniale algérienne, Fanon revient en partie sur certaines de ses affirmations antérieures et n’entend plus se placer sur le terrain de la psychanalyse, ni parler de l’«inconscient collectif raciste» d’une société. Il affirme désormais qu’un groupe social, un pays, une civilisation, ne peuvent être racistes inconsciemment, et relève que:

«Le racisme crève les yeux car précisément il entre dans un ensemble caractérisé: celui de l’exploitation éhontée d’un groupe d’hommes par un autre parvenu à un stade de développement technique supérieur. C’est pourquoi l’oppression militaire et économique précède la plupart du temps, rend possible, légitime le racisme. L’habitude de considérer le racisme comme une disposition de l’esprit, comme une tare psychologique doit être abandonnée.»

À l’inverse, la désaliénation dont il était question dans Peau noire, masques blancs et qui était appréhendée essentiellement du point de vu personnel, individuel, est ici appréhendée en termes collectifs et politiques, car Fanon trouve en Algérie un peuple presque tout entier qui se bat pour sa dignité, son indépendance nationale et la libération de son territoire. C’est cette expérience décisive de la lutte de la révolution algérienne qui permet à Fanon d’approfondir des thématiques qui restaient jusqu’ici formulées sous formes d’intuitions. En effet, nous disions précédemment que Peau noire, masques blancs exprimait une frustration quant à la participation au combat politique des Noirs en France: ces derniers n'avaient jamais entrepris de mener une lutte propre, qui de toute manière leur était refusée.

Sans modifier la manière dont Fanon conceptualisait l'aliénation du non-Blanc, le combat pour l'Algérie indépendante lui fournissait les éléments pour comprendre les mécanismes réels de sa désaliénation. L’analyse fanonienne du racisme s’en trouve ainsi enrichie et nous éclaire sur la difficile dialectique qu’opèrent les non-Blancs entre revendication raciale et revendication de classe. Cette articulation repose sur une mise en relation entre les évolutions du racisme comme ensemble de préjugés et d'actes, et la transformation de la structure économique de la colonie par le colonisateur lui-même. Fanon révèle comment la complexification de la société coloniale met en crise les présupposés mêmes sur lesquels reposait un racisme «primitif» – celui qui légitimait les premiers moments de la colonisation.

«La complexité des moyens de production, l'évolution des rapports économiques entraînant bon gré mal gré celle des idéologies déséquilibrent le système. Le racisme vulgaire dans sa forme biologique correspond à la période d'exploitation brutale des bras et des jambes de l'homme. La perfection des moyens de production provoque fatalement le camouflage des techniques d'exploitation de l'homme, donc des formes du racisme.»

Le racisme n'est pas immuableet l'évolution même des moyens de l'exploitation coloniale lui impose de se renouveler sous d'autres formes. À ce niveau, camoufler les formes nouvelles d'exploitation coïncide avec l'atténuation apparente du racisme – apparente seulement car Fanon rappelle qu'«il n'existe pas de degrés du racisme». Les structures mêmes d'une société raciste, l'exploitation d'une main d'œuvre infériorisée, sans droits, ne peuvent que reconduire le racisme lui-même.

L'opprimé, lui-même entré dans un système productif modernisé, «développant ses connaissances techniques au contact de machines de plus en plus perfectionnées, entrant dans le circuit dynamique de la production industrielle, rencontrant des hommes de régions éloignées dans le cadre de la concentration des capitaux, donc des lieux de travail, découvrant la chaîne, l'équipe, le "temps" de production, c'est-à-dire le rendement à l'heure, [...] constate comme un scandale, le maintien à son égard du racisme et du mépris.»

Le racisme survit à ces mutations dans la mesure où les structures qui l'alimentent se maintiennent. À travers sa perception des nouvelles conditions de son exploitation, le colonisé en vient à percevoir cette contradiction, d'abord sous la forme de «condamnations spectaculaires et inutiles du racisme»: le racisme est une affaire de personnes, il disparaîtra avec le temps, on vit dans le pays le moins raciste, etc. Puis, «il s'aperçoit que le racisme imprègne tous les éléments de la vie sociale». En effet, s'opère ici un renversement dialectique: c'est précisément le caractère de plus en plus illogique du racisme, même atténué, dans une société qui se complexifie, modernise ses structures, qui produit chez l'opprimé, lui-même de plus en plus «qualifié», le passage du «racisme-conséquence» au «racisme-cause». S'ouvre alors une brèche dans laquelle le colonisé parvient à remettre en cause sa propre aliénation et à s'engager dans un combat contre «toutes les formes d'exploitation et d'aliénation de l'homme».

Le chemin vers la désaliénation n'est donc pas linéaire et demande plusieurs opérations fondamentales à l'opprimé. Une première consiste à prendre acte de la vanité de toute démarche assimilationniste ou intégrationniste. Une autre à redécouvrir et à valoriser les «coutumes, traditions, croyances, autrefois niées et passées sous silence». Par là se définit une voie propre où les non-Blancs, à partir de leur expérience, de leurs préoccupations, brisent leur condition d'infériorité subjective et entrent en lutte pour leur libération.

Aujourd’hui, quel combat antiraciste à partir de Fanon?

Cette exploration de la nature systémique du racisme, de son expérience et de ses évolutions au regard des transformations des structures sociales et économiques, donne à voir des axes méthodologiques pour comprendre et combattre le racisme aujourd'hui. Fanon explique que l'on «ne saurait expliquer l’homme en dehors de cette possibilité qu’il a d’assumer ou de nier une situation donnée». Si l’homme auquel il pense quand il fait ce constat est le colonisateur, le Blanc vivant à la colonie, il est possible d’élargir l’analyse à la France (post)coloniale33/ pour dire qu’une société raciste «comporte ainsi non seulement l’intersection de conditions objectives et historiques, mais aussi l’attitude de l’homme à l’égard de ces conditions34/». Nous allons ici tenter brièvement de mettre en œuvre ce raisonnement de Fanon vis-à-vis du rapport qu'entretiennent aujourd’hui les organisations majoritairement blanches avec le racisme et l'antiracisme.

Quelle est donc l’attitude de l’homme blanc – et au-delà celle des militants et organisations de gauche, face au racisme? Pendant très longtemps, la dénonciation des actes racistes donnait le tempo au combat antiraciste de ces organisations, surtout depuis la vague d’assassinats d’Arabes de la fin des années 1970 et la percée du Front national dans la décennie suivante. Or, la séquence de luttes antiracistes récente marque aussi – voire surtout – le surgissement sur la scène politique et sociale de la question raciale, à travers les luttes de l’immigration et des quartiers populaires. De la «Marche pour l’égalitéet contre le racisme» aux expériences politiques multiformes dans la banlieue lyonnaise dans les années 80, des résistances contre les attaques islamophobes aux émeutes de 2005, en passant par la mobilisation face aux violences policières, ces quelques exemples montrent, s’il le faut, qu’il devient de plus en plus difficile d’ignorer la recrudescence des luttes indigènes et les recompositions que celle-ci implique:

«Le clivage politique racial, sans effacer les autres clivages, est devenu central, déterminant les stratégies des différents acteurs, bousculant les équilibres, provoquant des recompositions du champ politique, des convergences et de nouveaux conflits, qui ne seraient pas intelligibles sans donner sa place à la recrudescence des résistances indigènes35/

Ainsi, le combat antiraciste se déroule aujourd’hui sur deux fronts, chacun ayant des temporalités et des espaces de mobilisation distincts: celui des organisations politiques et associatives majoritairement blanches et celui des non-Blancs. Mais alors que pour la plupart de ces derniers, l’expérience vécue de l’oppression capitaliste aurait dû les coaliser plus fermement encore autour d’une lutte commune contre le capitalisme et le racisme qu’il engendre, comment expliquer le fossé entre les deux dynamiques de reconnaissance de l’oppression (classe/race) et d’organisation des luttes?

Pour répondre à cette question qui nous paraît centrale, nous pourrions inverser totalement la proposition précitée de Renate Zahar pour montrer que c’est l’attitude même des organisations et associations blanches qui s’auto-qualifient d’antiracistes, qui explique la très faible représentation en leur sein des non-Blancs. Car ces organisations sont à la fois des instruments de la lutte antiraciste en même temps que des espaces traversés par le racisme systémique. Mises en place pour lutter contre les manifestations les plus outrancières du racisme, elles sont aussi des produits de la société racisteet la fracture raciale telle qu’elle existe au sein de la société raciste, s’exprime d’une certaine manière aussi en leur sein. L’absence de réflexivité au sein de ces organisations les empêche ainsi de voir qu’une lutte antiraciste radicale passe par la prise en compte subjective – sur laquelle a tant insisté Fanon – de la position de Blanc et du privilège ou avantage que cette position confère.

Cet impensé face au «Privilège Blanc» explique pour une très large part la défiance qui existe dès lors qu’il s’agit de l’organisation autonome des non-Blancs, et après Sartre36/, on pourrait dire que le raciste reproche au Noir ou à l’Arabe d’être Noir ou Arabe tandis que l’antiraciste blanc leur reprocherait volontiers de se considérer comme… Noirs ou Arabes. Pourtant, nous avons essayé de montrer au cours de cette étude que les identités noire, arabe ou musulmane sont également le produit de rapports sociaux de race s'inscrivant dans un système donné. Nier ce fait conduit à dissimuler les rapports de force réellement existants, à disqualifier par là même la résistance à l'oppression raciste et à légitimer celle-ci. Un front commun antiraciste regroupant Blancs et non-Blancs existe pourtant bel et bien, mais ces derniers, du fait des difficultés qu’ils rencontrent et des places sociales spécifiques qu’ils occupent, doivent en être l’élément moteur. Car si l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, il en va donc tout autant de l’émancipation des non-Blancs, qui se doit d’être principalement l’œuvre de ces mêmes non-Blancs, idée qu’exprimait déjà Angela Davis en 1971:

«Le Parti communiste proclame que le peuple noir non seulement constitue la partie la plus opprimée de la population des États-Unis, mais aussi que nous sommes dans ce pays l’expression de la tradition de résistance la plus combative. Nous sommes donc en tant que peuple noir les leaders naturels d’une révolution dont le but ultime est de renverser la classe dirigeante américaine, et libérer ainsi les masses américaines. Les Noirs doivent se libérer eux-mêmes.Dans notre lutte nous comprenons combien le racisme est nocif dans ce pays. Ceci nous l’avons appris au moment de la lutte pour les droits civiques où beaucoup de Blancs, très bien intentionnés, perpétuaient le racisme en adoptant une attitude protectrice, disant qu’ils devaient «nous aider», nous autres Noirs, ce qui voulait dire nous aider dans la tâche futile qui consistait à nous intégrer à une société en train de mourir. Le Parti communiste reconnaît la nécessité pour les Blancs, surtout les ouvriers blancs, d’accepter le rôle dirigeant des Noirs. S’ils doivent un jour se délivrer de leurs chaînes, ils doivent comprendre qu’ils doivent avant tout lutter contre toute manifestation de racisme37/

Écrits au début des années 1970, ces mots d’Angela Davis résonnent aujourd’hui avec fracas et frappent par leur implacable lucidité et leur pertinence dans la conjoncture actuelle. Tout aussi triste est l’actualité de Fanon. Car, ici encore, «comment taire notre déception» qu’un demi-siècle après sa disparition prématurée, Fanon nous laisse une œuvre que maintient brûlante cette société française si désespérément color-blind ?

Rafik Chekkat

Notes

1 Colette Guillaumin, L’Idéologie raciste, Gallimard, 2002, p.10.

2 Marcel Manville, «Témoignage d’un ami et d’un compagnon de lutte», in L’Actualité de Frantz Fanon, Actes du Colloque de Brazzaville, éd. Karthala, 1986, p.16.

3 Extrait d’une lettre de Frantz Fanon adressée à ses parents, reproduit par Alice Cherki, Frantz Fanon, Portrait, Seuil, 2000, p.25.

4 Ibid., p.28.

5 Loin de la radicalité politique de Peau noire, masques blancs, la thèse que Fanon présente en 1951 à la faculté de médecine de Lyon s’intitule finalement: «Troubles mentaux et syndromes psychiatriques dans l’hérédo-dégénérescence spinocérébelleuse: un cas de maladie de Friedrich avec délire de possession.»

6 Sauf mention, toutes les citations de cette partie sont extraites du livre de Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, éd. du Seuil, 1971.

7 «Je crois sincèrement qu’une expérience subjective peut être comprise par autrui; et il ne me plaît nullement de venir en disant: le problème noir est mon problème, moi seul, puis de me mettre à l’étudier.»

8 Dans la première partie de son étude consacrée à la vie et l’œuvre de Fanon, Irène Gendzier insiste sur le caractère autobiographique des essais rassemblés dans Peau noire, masques blancs. Voir Irène Gendzier, Frantz Fanon, Seuil, 1976.

9 «Il y avait […] aux Antilles ce petit hiatus qui existe entre la békaille, la mulâtraille et la négraille. Mais nous nous contentions d’une compréhension intellectuelle de ces divergences. En fait, ça n’était pas dramatique.»

10 «[…] Pour le nègre, il y a un mythe à affronter. Un mythe solidement ancré. Le nègre l’ignore, aussi longtemps que son existence se déroule au milieu des siens; mais au premier regard blanc, il ressent le poids de sa mélanine.»

11 O.Mannoni, Psychologie de la colonisation, éd. du Seuil, 1950, p.16.

12 Jacques Rancière, Racisme, une passion d’en haut, disponible sur www.mediapart.fr.

13 S.Bouamama, Les Discriminations racistes, une arme de division massive, L’Harmattan, 2010, p.82.

14 «Dans les premiers écrits de Fanon, ces remarques de caractère abstrait sur les rapports économiques s’accompagnent d’une analyse concrète qui, en fait, ne tient pas compte des prémisses invoquées, mais reste liée à la psychologie», in Renate Zahar, L’œuvre de Frantz Fanon, Maspero, 1970, p.47.

15 Alex Callinicos, «Racisme et lutte de classes». Cf.: tintinrevolution.free.fr.

16 Voir le livre d’Aníbal Quijano à paraitre aux éditions Syllepse, notamment le chapitre intitulé «Colonialité du pouvoir, eurocentrisme et Amérique latine».

17 S.Bouamama, op. cit., p.94.

18 Ibid., p.105.

19 Bien que minoritaires en nombre, les Blancs constituaient, par exemple, le groupe dominant dans les sociétés coloniales (et continuent de l’être aux Antilles).

20 H.Arendt, Rahel Varnhagen - La vie d'une juive allemande à l'époque du romantisme, Pocket, 1994, p.270.

21 Renate Zahar, L'œuvre de Frantz Fanon, op. cit., p.30.

22 S.Bouamama, op. cit.

23 F.Fanon, «Antillais et Africains», in Pour la révolution africaine, Maspero, 1969, p.28.

24 Voir Karl Marx, Misère de la philosophie, Payot, 2002, notamment le chapitre 5 de la deuxième partie, «Les grèves et les coalitions des ouvriers».

25 «Certaines pages de Réflexions sur la question juive sont les plus belles que nous ayons jamais lues. Les plus belles, parce que le problème qu’elles expriment nous prend aux entrailles.»

26 Pour une analyse détaillée de ces commentaires, voir I.Gendzier, op. cit., notamment le chapitre II: «Conscience et prise de conscience. L’importance de Hegel et de Sartre.»

27 «Il y a deux siècles, j’étais perdu pour l’humanité, esclave à jamais. Et puis des hommes sont venus, déclarant que tout cela n’avait que trop duré.»

28 Hegel, Phénoménologie de l’esprit, traduction de J. Hyppolite, Aubier, 1941, p.159.

29 Voir par exemple, Gilbert Pago, L’Insurrection en Martinique 1870-1871, Syllepse, 2011.

30 Sadri Khiari, La Contre-révolution coloniale en France, La Fabrique, 2009, p.233.

31 David Macey, «I Am My Own Foundation» : Frantz Fanon as a Source of Continued Political Embarrassment, disponible sur tcs.sagepub.com.

32 Sauf mention, toutes les citations de cette partie sont extraites de l’article «Racisme et culture» publié dans Pour la révolution africaine, op. cit.

33 Au-delà du fait que la société française et ses institutions ont largement été façonnées par la colonisation, la France conserve des «possessions» outre-mer, qui font de ce pays un État postcolonial et colonial à la fois.

34 F.Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p.68.

35 Sadri Khiari, op. cit., p.232.

36 «L’antisémite reproche au juif d’être Juif; le démocrate lui reprocherait volontiers de se considérer comme Juif», in J.-P. Sartre, Réflexions sur la question juive, Gallimard, 1991, p.69.

37 Angela Davis, Angela Davis parle, éd. Sociales, 1971, p.34.

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