Publié le Samedi 11 juin 2016 à 11h22.

Entretien avec Claire Rodier : « Placer une épée de Damoclès au dessus de chaque étranger »

Auteure ou coordinatrice de plusieurs ouvrages traitant des questions de l’immigration, Claire Rodier est membre du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti) et cofondatrice du réseau Migreurop. Elle vient de publier aux éditions La Découverte « Migrants & réfugiés. Réponse aux indécis, aux inquiets et aux réticents » (avec la collaboration de Catherine Portevin).

Que penses-tu de « l’accord de la honte » entre l’UE et la Turquie ? N’y a-t-il pas eu des précédents ?

La sous-traitance par l’UE du contrôle de ses frontières à des pays non européens est une pratique de longue date, officialisée en 2004 par ce que le discours officiel appelle la « dimension externe » de la politique d’immigration et d’asile.

Elle a commencé avec le Maroc, un de ses meilleurs alliés pour verrouiller le détroit de Gibraltar, alors voie de passage la plus courte entre l’Afrique et l’Europe. Avec des conséquences dramatiques : en 2005, près de vingt personnes sont mortes en tenant de franchir les murs grillagés des enceintes espagnoles au Maroc de Ceuta et Melilla, certaines sous les balles de militaires marocains. Elle s’est poursuivie avec la Libye : juste avant la chute de Kadhafi, l’UE était sur le point de conclure un accord de coopération dont le volet migratoire visait à retenir les migrants tentés par la traversée de la Méditerranée vers l’Italie et Malte.

Depuis, la stratégie de l’UE de s’entourer d’un cordon sanitaire pour mettre à distance migrants et réfugiés s’est étendue à tout son voisinage et au-delà, comme en témoigne le processus de Khartoum, engagé depuis 2014 et qui vise à couper les routes migratoires venant d’Afrique de l’est. Pour y parvenir, elle est prête à traiter avec des régimes qui sont eux-mêmes responsables de l’exode de leurs populations, comme le Soudan ou l’Erythrée. L’externalisation se traduit souvent par des accords de réadmission, qui permettent le renvoi des étrangers en situation irrégulière dans les pays non européens par lesquels ils sont passés avant d’arriver en Europe. Elle se monnaye en échange d’aides au développement, de facilitation de visas ou de contreparties financières ou diplomatiques.

L’accord UE-Turquie s’inscrit donc dans une longue tradition, même si un seuil a été franchi avec la décision de renvoyer, contre plusieurs milliards d’euros, toutes les personnes qui arrivent en Grèce, y compris les réfugiés, en principe protégés du refoulement par la Convention de Genève de 1951 : c’est du jamais vu, en tout cas de façon aussi cynique et politiquement assumée.

Que révèle la distinction souvent faite entre migrants et réfugiés ?

« Migrant » n’est pas une catégorie juridique, le terme désigne simplement les personnes qui, par choix, par nécessité ou par contrainte, quittent leur pays pour aller s’installer dans un autre. Au contraire, « réfugié » est un statut encadré par la Convention de Genève de 1951. Selon ce texte, toute personne apportant la preuve qu’elle a subi ou craint de subir des persécutions dans son pays peut bénéficier d’une protection de l’Etat où elle en fait la demande. A l’époque, la conception du réfugié reposait sur une vision bi-polaire du monde, sur la base de laquelle les Etats occidentaux s’accordaient pour désigner les bons et les méchants. La fin de la guerre froide ayant rendu cette vision largement inopérante, le nombre de personnes réclamant protection étant devenu plus important et leur profil moins lisible, l’octroi du statut de réfugié est devenu de plus en plus restrictif, avec un taux élevé de rejet, aux termes de procédures fondées sur la traque aux supposés fraudeurs plus que sur un objectif de protection et d’accueil.

L’utilisation, aujourd’hui, des termes « migrants » et « réfugiés » s’inscrit dans la continuité de cette logique du soupçon, à laquelle s’ajoute une connotation négative vis-à-vis du « migrant » (sous-entendu « économique ») comme s’il était en soi condamnable de chercher dans un autre pays que le sien des opportunités de vie meilleure. L’arrivée de Syriens depuis 2011 a eu pour effet de raviver, en Europe, la distinction entre les deux catégories : au regard de la proximité et de la visibilité médiatique de la crise syrienne, il est difficile de nier qu’ils « craignent avec raison » des persécutions. C’est en quelque sorte le retour de la figure du réfugié sinon héroïque, du moins honorable. Mais dans le même temps, on a tendance par opposition à considérer tous les autres (les « migrants ») comme n’ayant pas besoin de protection, donc infondés à prétendre s’installer.

Ce tri pose problème parce que la distinction entre les migrants selon les motifs qui les ont poussés à partir est loin d’être simple. Les mobilités humaines s’accroissent parce que les raisons de prendre la route de la migration sont de plus en plus mêlées, les instabilités politiques, économiques, aujourd’hui climatiques, rendent les déplacements plus fréquents, nécessaires. La mobilité est, à l’échelle globale, un mode de vie et souvent de survie.

 

Pourquoi emploies-tu l’expression « xénophobie business » – qui est le titre d’un de tes livres – à propos du contrôle des frontières par l’Union européenne et l’agence Frontex ?

On parle souvent des « passeurs » qui profitent du commerce rentable qu’est devenu le franchissement des frontières par des personnes dépourvues des documents les autorisant à le faire légalement. Ils sont pourtant loin d’être les seuls à tirer profit des politiques de fermeture. Il existe une forme probablement aussi lucrative, sinon plus, d’exploitation de la migration, encouragée celle-là par les gouvernements car elle est au service des dispositifs mis en place pour « gérer les flux migratoires ».

Ce « business légal », auquel les dernières mesures prises par l’UE vont probablement donner un coup de fouet, constitue un secteur en pleine expansion qui rapporte à titre principal à des entreprises privées : sont bien placées les sociétés d’assurance, qui garantissent le « risque migratoire » des compagnies de transport pour compenser les pénalités qu’elles encourent en cas de convoyage de « clandestins », les sociétés de sécurité, qui gèrent les centres de détention dans de nombreux pays1, ainsi que nombre d’opérateurs impliqués dans la mise en place, à tous les niveaux, des politiques migratoires et d’asile2.

Mais c’est sans doute l’industrie sécuritaire qui vient au premier plan des bénéficiaires de la lutte contre l’immigration irrégulière : la protection des frontières constitue une manne que se partagent les entreprises spécialisées dans la production de matériel sophistiqué en matière de détection à distance (radars, transmission ultra-rapide d’images, caméras thermiques et amphibies, etc.). Depuis le début des années 2000, elles ont su profiter du tournant sécuritaire pris par l’UE après les attentats du 11 septembre, qui ont fait une priorité de la lutte contre le terrorisme international, et par extension contre tout danger venu « d’ailleurs » – l’immigration étant particulièrement visée. 

 

Le gouvernement français s’était engagé à accueillir 30000 réfugiés en septembre 2015 dans le cadre de la « relocalisation » par quotas de 160 000 réfugiés. Qu’en est-il aujourd’hui, en France et en Europe ? 

Cette relocalisation est un échec total. Sur les 160 000 personnes que 25 Etats membres de l’UE s’étaient engagés à accueillir parmi les réfugiés arrivés en Grèce et en Italie (un chiffre ridicule au regard de l’ampleur des arrivées, près de 6000 par jour en Grèce à la même époque), pas plus de 1000 ont été effectivement transférées huit mois plus tard. En France, sur les 30 000 annoncés, on atteint quelques centaines. Comme si la sixième puissance mondiale n’était en mesure d’accueillir qu’une poignée de réfugiés, quand au Liban, un quart de la population est composée d’exilés ayant fui la Syrie, et qu’ils sont quatre millions en Turquie.

Les annonces de 2015 pour faire face à la « crise migratoire » ont été mises en échec par le réflexe « not in my backyard » [pas dans mon jardin] dont ont fait preuve les pays européens. Mais il ne faut pas oublier que la relocalisation des réfugiés s’appuie sur un mécanisme de tri aux frontières, de sélection des réfugiés et de renvoi des autres, désignés comme « migrants économiques » non dignes d’être accueillis en Europe. Si le volet « accueil » de ce plan a échoué, ce n’est pas le cas du volet « tri », dans les « hotspots » qui ont été installés en Sicile et dans les îles grecques. Aujourd’hui, avec l’accord UE-Turquie, les hotspots grecs sont devenus des centres de détention, où sont massés les indésirables qu’on voudrait renvoyer sur les côtes turques,et la Grèce est contrainte par l’Europe de jouer le rôle de vaste zone d’attente à ciel ouvert.

 

A Calais, le gouvernement a fait évacuer la jungle sud. Quels avaient été les précédents ? Pourquoi les gouvernements ne font-ils rien pour permettre aux migrants d’avoir des conditions de vie décente ? 

Les migrants sont présents dans cette région depuis 1997. Ils étaient à l’époque majoritairement kosovars et vivaient dans des campements de fortune dans les jardins publics de Calais. En 1999, l’ouverture par les autorités du camp de Sangatte a été une première tentative de faire disparaître ces gens de la ville. Depuis, les gouvernements français, de gauche comme de droite, et les élus locaux ont essayé mille méthodes pour soit les éloigner des regards et les rendre invisibles en les forçant à se regrouper dans des lieux excentrés, soit les disperser sur le territoire français (mais ils finissent toujours par revenir à Calais), ou alors les arrêter… Cette dernière solution n’est, pour la plupart d’entre eux, qu’une entrave momentanée car, s’ils sont notoirement en situation irrégulière aux yeux de la loi, ils relèvent aussi de l’application de la Convention de Genève sur les réfugiés et, à ce titre, ne peuvent être expulsés vers leur pays d’origine.

En mai 2015, le nombre de personnes arrivées dans le Calaisis atteignait 5000. Le gouvernement, incité par les élus locaux, notamment la maire de Calais, a détruit les foyers et petites « jungles » auto-regroupées par nationalités en obligeant tous les migrants à s’installer en un seul lieu, vaste terrain vague à 7 km de la ville qui est vite devenu le plus grand bidonville de France – bidonville légal, organisé et imposé par l’État. L’étape suivante a eu lieu au mois de mars 2016, avec son évacuation pour, une fois de plus, dissuader et « invisibiliser » les personnes. Les solutions alternatives proposées à ses occupants – la dispersion dans des centres d’accueil situés dans divers lieux en France ou l’hébergement dans des containers qui ne s’apparentent que de très loin à un logement, tout au plus peut-on parler de mise à l’abri – n’ont en effet aucun caractère pérenne. Et, deux mois après, on en est au même point : le nombre de migrants n’a pas diminué.

C’est logique, au vu des raisons qui sont à l’origine de leur concentration dans la région. Ce qui est illogique, c’est de croire que tout ce dispositif dissuasif – violences policières, évacuations successives, harcèlement quotidien, maintien de conditions de vie précaires – est susceptible de régler le « problème », tant que ces raisons continueront d’exister.

 

Peux-tu résumer ces raisons ?

La principale, c’est que Calais est l’une des portes extérieures de l’espace Schengen, auquel n’appartient pas l’Angleterre. Cette frontière ne peut donc pas se franchir sans contrôle (contrairement à, par exemple, la frontière italo-française). Par ailleurs, le Royaume Uni, en tant que membre de l’Union Européenne3, est partie au règlement Dublin III, qui lui permet de renvoyer tout demandeur d’asile vers le pays par où il est entré en Europe. Autrement dit, d’un côté, n’étant pas dans l’Europe de Schengen, il conserve la souveraineté sur sa frontière, de l’autre, étant dans l’UE, il peut tout de même faire jouer les règles de solidarité européenne pour la gestion des migrants.

A ceci il faut ajouter un accord bilatéral franco-britannique, signé au Touquet en 2003 (plusieurs fois complété depuis), qui autorise l’Angleterre à se servir de la France comme zone-tampon, donc à externaliser sa frontière sur le territoire français, surveillée conjointement, et où peuvent être renvoyés les migrants ayant tout de même franchi la Manche, sans que la France ne puisse les refuser. La France se retrouve donc, par rapport à son voisin d’outre-Manche, dans la même situation que le Maroc par rapport à l’Espagne… sauf que là, il s’agit d’empêcher les gens de sortir de l’espace Schengen tandis qu’au sud, il s’agit de les empêcher d’entrer.

Le problème des jungles du Calaisis est insoluble tant qu’on ne remettra pas en cause tous ces textes. Ce sont eux qui expliquent la nasse dans laquelle les migrants viennent se prendre depuis vingt ans. Mais s’ils s’y pressent tout de même, c’est que, malgré tous les murs, contrôles renforcés, militarisation de la frontière, chasses aux passeurs, quelques-uns, chaque jour, parviennent à franchir la Manche en prenant des risques de plus en plus considérables, et en payant de plus en plus cher. Ils ne continueraient pas d’affluer dans la région du Calaisis si d’autres ne réussissaient pas régulièrement à passer.

 

Quel bilan pourra-t-on tirer du quinquennat de François Hollande du point de vue de sa politique migratoire ? Y a-t-il eu des changements dans les procédures de régularisation des immigrés et si oui, lesquels ?

Les promesses électorales étaient maigres, donc on peut à peine dire qu’il ne les a pas tenues ; sauf concernant l’enfermement des mineurs, auquel il avait déclaré qu’il mettrait fin. Il n’en a rien été, et on trouve toujours, dans les centres de rétention, des enfants détenus avec leurs parents pendant des jours en attendant l’expulsion de la famille.

Pour le reste, le quinquennat de Hollande est à l’image des présidences précédentes. Une politique migratoire fondée sur la sélection entre « bons » et « mauvais » (réfugiés et migrants économiques), intégrant quelques améliorations pour les étudiants étrangers et des travailleurs qualifiés, mais pour l’essentiel placée sous le signe de la fermeture des frontières et de la précarité des résidents. La loi Cazeneuve, adoptée en mars, augmente le nombre de cas de délivrance de titres de séjour temporaires, donc susceptibles de ne pas être renouvelés au moindre accroc (perte d’emploi, soupçon de fraude, modification de la situation familiale), là où auparavant, à situation et durée de présence identiques, on avait droit à une carte de résident de 10 ans, renouvelable automatiquement.

Avec le durcissement des conditions d’accès au territoire, le fichage, le traçage à travers l’interconnexion des fichiers et la diminution des garanties et des voies de recours pour les personnes menacées d’expulsion, il y a un projet délibéré de placer une épée de Damoclès au dessus de chaque étranger, une façon de faire sentir qu’il n’est que toléré en France.

Il ne vaut pas la peine de dresser un bilan de la politique de François Hollande, qui s’inscrit dans la continuité de celle qui est menée, en France et en Europe, depuis plus de vingt ans, et caractérisée par deux erreurs fondamentales : la première, c’est une incapacité à voir le monde évoluer et à prendre la mesure des changements profonds que cette évolution entraîne en termes de déplacements humains ; la seconde, c’est l’illusion, soigneusement entretenue par les gouvernants, qu’il serait possible de se barricader derrière une forteresse, des murs et des grillages, pour protéger des privilèges que rien ne justifie : en quelque sorte, un projet d’apartheid mondial, dans le cadre duquel certains – ressortissants des pays riches – auraient le droit de circuler librement, tandis que les autres seraient cantonnés là où le hasard les a fait naître ou les a amenés à vivre.

 

Propos recueillis par Galia Trépère

 

  • 1. IRIN news, « Les sociétés de sécurité privée prospèrent à mesure que le nombre des migrants augmente », mars 2014, http ://www.irinnews.org/fr/repo…
  • 2. Voir Plein Droit n° 101, « Le business de la migration », juin 2014, http ://www.gisti.org/spip.php ?article4654
  • 3. Le maintien ou la sortie (Brexit) de la Grande-Bretagne de l’Union Européenne fera l’objet d’un référendum, le 23 juin 2016.