Entretien avec El Hadji Dioum, délégué du piquet de DPD au Coudray-Montceaux, Salouf Kante et Aboubacar Dembele, tous les deux délégués du piquet de Chronopost à Alfortville, après plus d’un an de lutte.
Pouvez-vous nous présenter votre parcours, avant de travailler sur des sites de La Poste ?
El Hadji : Je viens du Sénégal. De 2014 à 2018, j’ai fait des séjours réguliers en France, dans le cadre d’expositions, comme la foire internationale de Marseille, puisque je suis sculpteur sur bois. En 2018, je me suis retrouvé sans titre de séjour et en même temps le container où se trouvait l’ensemble de mes œuvres a été perdu. Je me suis retrouvé dans une situation inextricable, sans moyens pour rentrer au Sénégal et dans l’obligation d’exercer des petits boulots pour survivre, dans la restauration, le bâtiment et finalement la logistique, à DPD.
Salouf : Je suis Malien, je suis venu en France en 2018 car mes parents n’avaient plus les moyens de payer ma scolarité. J’ai connu le passage par le Maroc puis la traversée de la Méditerranée en zodiac, avant de traverser l’Espagne et de faire une demande d’asile en France, qui a été rejetée. J’ai entendu dire que Derichebourg intérim recrutait des sans-papiers, c’est comme ça que j’ai commencé à travailler à l’agence Chronopost d’Alfortville.
Aboubacar : Comme Salouf, je viens du Mali. J’ai une maîtrise de droit, mais je n’avais pas les relais nécessaires au sein de l’administration malienne pour trouver des stages, encore moins un boulot. Je n’avais pas non plus les moyens de faire une demande de visa. J’ai suivi le même parcours que mon camarade : le Maroc où il a fallu éviter les flics qui nous faisaient la chasse, la traversée entre le Maroc et l’Espagne, durant laquelle nous avons été secourus de justesse par la Croix-rouge espagnole puisque le zodiac était crevé. J’y pense à chaque fois qu’en manif on scande « la Méditerranée est un cimetière ». Une fois en France j’ai réussi, après plusieurs difficultés, à m’inscrire dans une université (à Saint-Brieuc) et à obtenir un logement. Le premier confinement en mars 2020 a tout remis en cause, je n’avais pas d’ordinateur pour poursuivre mes études. Je suis donc parti en Île-de-France, et j’ai été embauché à Alfortville via Derichebourg intérim.
De quoi est fait votre quotidien de travailleurs sans-papiers, sur le lieu de travail et plus largement ?
Que ce soit à DPD ou Chronopost, la réalité est la même : nous sommes obligés de travailler au rythme de la machine, c’est-à-dire le tapis roulant qui amène les colis à charger dans les camions, ou sur lequel on dépose les colis que nous déchargeons. Le rythme est infernal : 2 000 colis à charger ou décharger en quatre heures. Plusieurs de ces colis sont très lourds, notamment à DPD qui traite le hors norme. Ça peut être des jantes de voiture, des pneus de camion par exemple. Si la cadence n’est pas tenue, des lumières s’allument et les chefs d’équipe interviennent tout de suite. Si on conteste en disant que la cadence est intenable, la mission se termine immédiatement. C’est le même résultat si on réclame les heures qui ne sont pas payées. Notre embauche en intérim est justifiée par un prétendu surcroît temporaire d’activité, mais ce système est permanent en fait. La Poste est aussi hypocrite que l’État qui pousse à travailler illégalement pour pouvoir être régularisé.
Il n’y a pas que les conditions de travail sur place, il y a aussi le problème du transport. Les lieux de travail sont éloignés des centres urbains et mal desservis, et nos horaires de travail rendent les choses encore plus difficiles, puisqu’on commence très tard dans la nuit ou on finit très tôt le matin. Sans compter que nos horaires peuvent être changés à la dernière minute, par un message sur une boucle WhatsApp. On peut nous demander de venir une heure plus tôt, et donc de partir du site avant les premiers RER. Il faut parfois marcher plus d’une heure pour prendre un bus de nuit. Résultat, on n’a que quelques heures pour se reposer avant de retourner au travail. C’est l’agence d’intérim travaillant pour le sous-traitant qui nous transmet les consignes, mais on sait que les cadences comme les horaires viennent des donneurs d’ordre, qui sont les filiales de La Poste.
Comment gardez-vous le lien avec vos proches au pays ?
On utilise le smartphone et les applications de messagerie, mais ça ne remplace évidemment pas le fait de se voir physiquement. On a tous des familles qu’on a pas vues depuis des années. Ceux qui ont des enfants ne les voient pas grandir. C’est d’autant plus difficile que nos familles comptent sur nous, nous sommes les soutiens de nos parents, de nos conjoints, de nos enfants, de nos frères et sœurs. Ne pas être régularisé ne rend pas seulement notre situation précaire au travail, ça nous empêche de revoir les nôtres.
Comment êtes-vous entrés en lutte et comment celle-ci s’organise-t-elle ?
On a adhéré au Collectif des travailleurs sans-papiers de Vitry, qui avait été à l’origine de la première lutte victorieuse des Chronopost en 2019, qui a eu de l’écho. Trois entreprises voulaient partir en lutte (en plus de DPD et Chronopost, il y avait RSI, une agence d’intérim spécialisée dans le bâtiment, à Gennevilliers) mais pas forcément au même rythme. Il y a donc eu des discussions, et nous sommes partis à peu près en même temps (2 novembre pour RSI, 15 novembre pour DPD, 2 décembre pour Chronopost). Ce n’est pas évident d’avoir trois sites en lutte en même temps, mais on a un soutien syndical, de Sud PTT et de Solidaires, qui est essentiel, en particulier dans le 91 et le 94.
En un an de lutte, on a fait plus de 100 manifestations et rassemblements, devant les sièges des entreprises à tous les niveaux, devant les ministères du Travail et de l’Intérieur, devant les préfectures. Ce qui permet de tenir une mobilisation à ce niveau, en plus du soutien syndical et de celui des éluEs, c’est le fait qu’on tienne des piquets. On a tous des logements. Le fait de tenir des piquets jour et nuit (pour Chronopost puisque la municipalité du Coudray-Montceaux a pris un arrêté contre le piquet permanent devant DPD) est donc un choix de lutte. C’est en grande partie là que se crée la solidarité puisque nous nous organisons au quotidien, sur tous les aspects comme les repas par exemple.
Quelle est votre opinion concernant le projet de loi asile et immigration de Darmanin ?
Darmanin dit vouloir régulariser les travailleurEs des métiers « en tension ». Il joue la division entre sans-papiers. Ce projet de loi est dirigé contre tous les sans-papiers et migrantEs en général. Nous sommes totalement dans la lutte contre le projet du gouvernement, avec les autres collectifs de sans-papiers et les organisations qui se battent contre lui. Au bout d’un an nous sommes fatigués c’est vrai, on a l’État et La Poste en face de nous, mais on n’arrêtera que quand tout le monde sera régularisé.
Propos recueillis par Édouard Gautier