Publié le Mardi 18 décembre 2018 à 07h41.

80e anniversaire de la Fédération pour un art révolutionnaire indépendant (FIARI) : Léon Trotsky et André Breton à l’ombre du Popocatepetl

Il y a 80 ans, pendant l’été 1938, Breton et Trotski se sont rencontrés au Mexique, aux pieds des volcans Popocatepetl et Ixtacciualtl. Une rencontre surprenante, entre personnalités apparemment situées aux antipodes : l’un, héritier révolutionnaire des Lumières, l’autre, installé sur la queue de la comète romantique ; l’un fondateur de l’Armée rouge, l’autre initiateur de l’aventure surréaliste. 

La relation entre les deux hommes était assez inégale : Breton vouait une énorme admiration pour le révolutionnaire d’Octobre, tandis que Trotski, tout en respectant le courage et la lucidité du poète – un des rares intellectuels français à dénoncer l’infamie des Procès de Moscou –, avait quelques difficultés à comprendre le surréalisme… Il avait certes demandé à son secrétaire, Van Heijenoort, de lui procurer les principaux documents du mouvement et les livres de Breton, mais cet univers intellectuel lui était étranger. Ses goûts littéraires le portaient plutôt vers les grands classiques réalistes du XIXe siècle que vers les insolites expériences poétiques des surréalistes. 

 

Manifeste pour un Art révolutionnaire indépendant

Dans un premier moment, la rencontre fut très chaleureuse : Jaqueline Lamba – la compagne de Breton, qui l’avait accompagné au Mexique – déclarait ainsi à Arturo Schwarz : « Nous étions tous très émus, même Lev Davidovitch. Nous nous sommes immédiatement sentis accueillis à bras ouverts. Lev Davidovitch était vraiment heureux de voir André. Il se montrait très intéressé ». Cependant, cette première conversation a failli mal tourner... C’est Van Heijenoort qui en témoigne : « Le vieux [Léon Trotski] commença rapidement une discussion sur le mot surréalisme, pour défendre le réalisme contre le surréalisme. Il entendait par réalisme le sens précis que Zola donnait à ce mot. Il se mit à parler de Zola. Breton fut d’abord quelque peu surpris. Il écouta cependant avec attention et sut trouver les mots pour relever certains traits poétiques dans l’oeuvre de Zola. »1

Et pourtant, le courant est passé, le Russe et le Français trouvant un langage commun : l’internationalisme, la révolution, la liberté. Jacqueline Lamba parle, à juste titre, d’affinité élective entre les deux hommes. Leurs conversations se passent en français, que Lev Davidovitch parlait couramment. Ils vont parcourir ensemble le Mexique, en visitant les lieux magiques des civilisations pré-hispaniques, et en pratiquant, plongés dans les rivières, la pêche à la main. On les voit dialoguant amicalement dans une célèbre photo (voir ci-contre), assis l’un près de l’autre dans un sous-bois, pieds nus, après une de ces parties de pêche. 

De cette rencontre, du frottement de ces deux pierres volcaniques, est issue une étincelle qui brille encore : le Manifeste pour un Art révolutionnaire indépendant. L’idée du document est venue de Léon Trotski, tout de suite acceptée par André Breton. Selon Van Heijenoort, Breton a présenté une première version du texte, et Trotski l’a découpé, en y collant sa propre contribution (en russe). Il s’agit d’un texte communiste libertaire, antifasciste et allergique au stalinisme, qui proclame la vocation révolutionnaire de l’art et sa nécessaire indépendance par rapport aux États et aux appareils politiques.

Ce fut un des seuls, sinon l’unique document écrit à quatre mains par le fondateur de l’Armée rouge. Produit de longues conversations, discussions, échanges, et sans doute quelques désaccords, il fut signé d’André Breton et Diego Rivera, le grand peintre muraliste mexicain, à l’époque fervent partisan de Trotski (ils se brouilleront peu après). Ce petit mensonge inoffensif était dû à la conviction du vieux bolchevik qu’un Manifeste sur l’art devrait être signé uniquement par des artistes. Le texte avait une forte tonalité libertaire, notamment dans la formule, proposée par Trotsky, proclamant que, dans une société révolutionnaire, le régime des artistes devrait être « anarchiste », c’est a dire fondé sur la liberté illimitée. Dans un autre passage célèbre du document, on proclame « toute licence en art ». Breton avait proposé d’ajouter « sauf contre la révolution prolétarienne », mais Trotsky a supprimé cette addition ! On connaît les sympathies d’André Breton pour l’anarchisme, mais curieusement, dans ce Manifeste, c’est Trotski qui a rédigé les passages les plus « libertaires ». 

Le Manifeste affirme la destinée révolutionnaire de l’art authentique, c’est-à-dire, celui qui « dresse les puissances du monde intérieur » contre « la réalité présente, insupportable ». Est-ce Breton ou Trotsky qui formule cette idée, sans doute puisée dans le répertoire freudien ? Peu importe, puisque les deux révolutionnaires, le poète et le combattant, ont réussi à se mettre d’accord sur le texte.

 

Fédération pour un Art révolutionnaire indépendant

Le document garde, 80 années plus tard, une étonnante actualité, mais il ne souffre pas moins de certaines limites, dues peut-être à la conjoncture historique de sa rédaction. Par exemple, les auteurs dénoncent, avec beaucoup d’acuité, les entraves à la liberté des artistes, imposées par les États, notamment (mais pas seulement) totalitaires. Mais, curieusement, il manque une discussion, et une critique, des entraves qui résultent du marché capitaliste et du fétichisme de la marchandise… Le document cite un passage du jeune Marx, proclamant que l’écrivain « ne doit en aucun cas vivre et écrire juste pour gagner de l’argent » ; cependant, dans leur commentaire de ce passage, au lieu d’analyser le rôle de l’argent dans la corruption de l’art, les deux auteurs se limitent à dénoncer les « contraintes » et « disciplines » qu’on essaye d’imposer aux artistes au nom de la « raison d’État ». C’est d’autant plus surprenant que l’on ne peut mettre en doute l’anticapitalisme viscéral des deux : Breton n’avait-il pas renommé Salvador Dali, devenu mercenaire, de l’anagramme « Avida Dollars » ? On trouve la même lacune dans le prospectus de la revue de la FIARI (Clé), qui appelle à combattre le fascisme, le stalinisme et… la religion. Le capitalisme est absent.

Le Manifeste se conclut par un appel à créer un mouvement large, la Fédération pour un Art révolutionnaire indépendant (FIARI), incluant tous ceux qui se reconnaissaient dans l’esprit général du document. Dans un tel mouvement, écrivent Breton et Trotski, « les marxistes peuvent marcher ici la main dans la main avec les anarchistes […] à condition que les uns et les autres rompent implacablement avec l’esprit policier réactionnaire, qu’il soit représenté par Joseph Staline ou par son vassal García Oliver ». Cet appel à l’unité entre marxistes et anarchistes est un des aspects les plus intéressants du document et un des plus actuels, 80 années plus tard. 

Au passage : la dénonciation de Staline – « l’ennemi le plus perfide et le plus dangereux »  du communisme – était indispensable. Mais fallait-il traiter García Oliver, le compagnon de Durruti, dirigeant historique de la CNT-FAI et héros de la résistance antifasciste victorieuse de Barcelone en 1936, de « vassal » ? Certes, il fut ministre (démissionnaire en 1937) du premier gouvernement du Front populaire (Largo Caballero), et son rôIe en mai 1937, lors des combats à Barcelone entre staliniens et anarchistes (soutenus par le POUM), imposant une trêve entre les deux camps, a été très discutable. Mais cela n’en fait pas un séide du Bonaparte soviétique…

La FIARI fut fondée peu après la publication du Manifeste ; elle a réussi à rassembler non seulement les partisans de Trotski et les amis de Breton, mais aussi des anarchistes et des écrivains ou artistes indépendants. La Fédération avait une publication, la revue Clé, dont le rédacteur était Maurice Nadeau, à l’époque jeune militant trotskiste portant beaucoup d’intérêt pour le surréalisme2. Le gérant était Léo Malet et le Comité national était composé de : Yves Allégret, André Breton, Michel Collinet, Jean Giono, Maurice Heine, Pierre Mabille, Marcel Martinet, André Masson, Henry Poulaille, Gérard Rosenthal et Maurice Wullens. Parmi les autres participants on trouve Gaston Bachelard, Georges Henein, Michel Leiris, Roger Martin du Gard, Albert Paraz, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, Herbert Read, Diego Rivera, Léon Trotski… Cette liste de noms donne une idée de la capacité de la FIARI à associer des personnalités politiques, culturelles et artistiques assez diverses.

La revue Clé n’a connu que 2 numéros : le n°1, paru en janvier 1939, et le n°2 (février 1939). L’éditorial du n°1 était intitulé « Pas de patrie ! », et il dénonçait le refoulement et internement d’immigrants étrangers par le gouvernement Daladier : une affaire très actuelle en 2018 ! 

La FIARI a été une belle expérience « marxiste libertaire », mais de courte durée : en septembre 1939, le début de la Seconde Guerre mondiale a mis fin, de facto, à la Fédération.

 

Michael Löwy 

 

Post-scriptum : en 1965, notre ami Michel Lequenne, à l’époque un des dirigeants du PCI, Parti communiste internationaliste, section française de la Quatrième Internationale, a proposé au Groupe surréaliste une refondation de la FIARI. Il semble que l’idée n’ait pas déplu à André Breton, mais elle fut finalement rejetée par une déclaration collective, en date du 19 avril 1966 et signée de Philippe Audoin, Vincent Bounoure, André Breton, Gérard Legrand, José Pierre et Jean Schuster – pour le Mouvement surréaliste.

 

Note bibliographique : le livre d’Arturo Schwarz, André Breton, Trotsky et l’anarchie (Paris, 10/18, 1974) contient non seulement le texte du Manifeste de la FIARI mais aussi l’ensemble des écrits de Breton sur Trotski, ainsi qu’une substantielle introduction historique de 100 pages par l’auteur, qui a pu interviewer Breton lui-même, Jacqueline Lamba, Van Heijenoort et Pierre Naville. Un des documents les plus émouvants de ce recueil est le discours prononcé par Breton lors des obsèques, à Paris en 1962, de Natalia Sedova Trotski. Après avoir rendu hommage à cette femme dont les yeux virent « les plus dramatiques combats de l’ombre avec la lumière », il concluait avec cet espoir obstiné : le jour viendra, où non seulement justice sera rendue à Trotski, mais aussi « aux idées pour lesquelles il a donné sa vie ». 

 

  • 1. Interview de Van Heijenoort par Arturo Schwarz.
  • 2. Il sera l’auteur, en 1946, de la première Histoire du surréalisme.