De David Servenay et Jake Raynal, Éditions la Découverte, 144 pages, 19,90 euros.
Dix-sept ans après les attentats du 11 septembre 2001 et le déchaînement de la « guerre contre le terrorisme », le moins que l’on puisse dire est que les grandes puissances occidentales, loin de s’être débarrassée du phénomène terroriste, y sont régulièrement confrontées et que leurs actions politico-militaires semblent même avoir contribué à amplifier le phénomène. L’ouvrage la Septième arme, une autre histoire de la république, apporte un éclairage inédit, pour qui n’est pas familier de la chose militaire, sur le mantra de la « guerre contre le terrorisme », en défendant la thèse selon laquelle il trouverait son origine dans une doctrine élaborée en France dans les années 1950, celle de la « guerre révolutionnaire ».
Une doctrine française
La « guerre révolutionnaire » a été théorisée par plusieurs officiers français, notamment le colonel Charles Lacheroy qui, fort de son expérience de terrain en Indochine entre 1951 et 1953, a élaboré une nouvelle doctrine contre-insurrectionnelle, inspirée principalement des pratiques du Viêt-Minh face à l’armée coloniale française. L’une des idées centrales de la doctrine de la « guerre révolutionnaire » est que toute armée doit, pour vaincre militairement, emporter l’adhésion de la population civile et l’impliquer, même indirectement, dans le combat. En 2003, Lacheroy témoignait ainsi : « Je me penche sur la question avec mon chef du 2e bureau. Celui-ci m’explique que nous sommes en mesure d’évaluer avec peu de marge d’erreur les effectifs des troupes régulières de premier rang du Viêt-Minh mais qu’en réalité ce chiffre ne signifie rien car toute la population jusqu’aux enfants est engagée dans l’affaire. Les troupes de deuxième rang sont en effet formées de tous ces gens qui vous environnent, qui travaillent et qui sont mobilisés quand il le faut. Ce sont eux qui coupent les voies ferrées, les réseaux téléphoniques et montent les embuscades. […] C’est là que j’ai compris que toute la population était engagée dans la lutte. »
La BD au service de l’enquête journalistique
C’est sur cette base que la doctrine de la guerre révolutionnaire est élaborée, « qui met en œuvre des techniques de conditionnements psychologiques et d’organisation de l’espace susceptibles de transformer la population civile en arme de conflit ultime ». Elle connaît un succès fulgurant dans les cercles militaires français et sera rapidement mise en pratique en Algérie et au Cameroun, avant de se diffuser plus largement, en Amérique latine, aux États-Unis, en Afrique, etc. Elle sera, entre autres, une source d’inspiration pour le Hutu Power au Rwanda.
C’est cette histoire que le journaliste David Servenay, auteur entre autres d’ouvrages sur le génocide des Tutsis au Rwanda, et l’auteur-dessinateur Jake Raynal, nous racontent dans ce livre passionnant, souvent construit comme un reportage télévisé, avec une progression chronologique, des focus historiques, l’appel à des « grands témoins » (militaires, universitaires), etc. L’alternance entre récit et témoignages, entre dessins sans texte et textes sans dessin, rythme efficacement l’ouvrage, qui relate une histoire méconnue et pourtant essentielle : les racines historiques, idéologiques et matérielles des guerres contre-insurrectionnelles « modernes », y compris les déclinaisons afghane ou irakienne de la « guerre contre le terrorisme », et le rôle pivot qu’a joué l’armée française dans l’élaboration et la diffusion de cette doctrine.
Que l’on ne s’attende pas à un ouvrage antimilitariste ! Il s’agit bel et bien d’un travail d’enquête journalistique, magnifiquement servi par le format BD, qui offre des clés de compréhension d’une doctrine et de son histoire, et de la façon dont progressivement nombre de guerres ont été maquillées en banales opérations de « maintien de l’ordre ».
Julien Salingue