Publié le Samedi 9 avril 2016 à 11h00.

Capitalisme, néolibéralisme et mouvements sociaux en Russie

Syllepse, 2016, 20 euros. 

Cet ouvrage collectif – dont les auteurs, Alexandre Bouzgaline, Carine Clément, Rouslan Dzarassov, Boris Kagarlitsky, Andreï I. Kolganov, Vassili Koltachov, David Mandel et Anna Otchkina, sont proches de la gauche russe –, analyse les traits spécifiques du capitalisme russe issu de la transition, « la thérapie de choc », la réintroduction de la propriété privée après l’effondrement de l’URSS.

Ces traits spécifiques rendent compte aussi du régime politique dont l’autoritarisme n’est pas le seul résultat des ambitions ou de la personnalité de Poutine, pas plus que la corruption ne s’explique par le seul appât du gain, l’héritage soviétique… Ils adoptent une attitude critique du point de vue du mouvement ouvrier en rupture avec les analogies conventionnelles qui n’éclairent rien, comme la continuité des tsars ou de Staline ou l’idée d’un retour à la « guerre froide ».

La Russie est un pays capitaliste soumis à la course au profit, à la nécessité d’accumuler richesses et pouvoir de domination tant dans sa politique intérieure qu’extérieure. La façon dont la plus-value est extraite de l’exploitation et dont la propriété et les richesses sont réparties a été façonnée par l’histoire de la naissance d’une nouvelle bourgeoisie, « la privatisation par le vol » à partir de la bureaucratie qui s’approprie une « rente d’initiée », en assurant un contrôle mafieux sur l’économie, ce qui n’exclut pas la violence criminelle pour répartir la richesse extorquée entre différents clans rivaux. L’économie russe, ce « capitalisme du jurassique » selon l’expression de Bouzgaline, apparaît comme une synthèse contradictoire d’éléments du féodalisme, du régime bureaucratique soviétique et de corporations claniques. Elle accentue le caractère parasitaire du capital qui ruine l’économie, d’autant qu’elle s’accompagne depuis la crise de 2008 d’une politique d’austérité, « la diète de cannibale ».

L’apprentissage de la lutte

La dernière partie du livre s’intéresse aux mouvements sociaux. Carine Clément analyse deux cas de pratiques militantes, dans le domaine du logement et dans le secteur de l’automobile. David Mandel nous livre une histoire détaillée du syndicat chez Ford et des batailles qu’il a menées, évolution d’un syndicalisme indépendant.

Dans cette Russie où les liens sociaux, les liens de solidarité ont été brisés par une longue histoire de contre-révolution isolant les travailleurs condamnés à « des stratégies de survie individuelle », faire l’apprentissage de la lutte est un dur chemin. Il oblige à rompre les relations de travail de soumission imposées par la bureaucratie pour renouer avec une démocratie vivante, dans le syndicat mais aussi dans des comités d’immeubles privatisés pour en assurer la gestion. Cette contestation sociale cherche à trouver une expression sur le terrain politique malgré d’énormes difficultés.

Une lente et difficile renaissance du mouvement ouvrier, seule force sociale capable d’apporter une réponse et une issue à ce que Boris Kagarlitsky appelle l’inévitable « grande débâcle » du capitalisme russe, susceptible de déboucher sur une situation révolutionnaire…

Yvan Lemaitre