Publié le Lundi 14 janvier 2013 à 14h06.

Chronique d’une ascension sociale

Par Henri Clément

Riches et amoureux, Cynthia et Adam forment un couple auquel tout semble réussir. Leur mariage, auquel Jonathan Dee consacre le premier chapitre de son roman Les privilèges, constitue la première marche de leur ascension qui doit les conduire au sommet de la société. Loin des images hollywoodiennes et de ces cérémonies à la gloire de l’amour désintéressé, cet évènement permet au jeune d’effacer les traces de ses origines pour enfin commencer à tracer sa propre route. Pour Adam, fils d’un plombier devenu permanent syndical, il s’agit bien d’affirmer un nouveau départ, comme son prénom le suggère. A côté de l’amour réel l’unissant à Cynthia, le roman se fait la chronique détournée de son ascension de classe dans l’Amérique contemporaine. Toute la force du récit tient à la fois à la distance instaurée par Jonathan Dee et à son style, froid, détaché, presque médical, créant une atmosphère fascinante, proche du documentaire.

Que le lecteur ne s’attende pas à une leçon de morale, à la fin, à la manière des vieilles fables. La sagesse populaire se plaît à répéter ce vieux dicton : « Bien mal acquis ne profite jamais. » Pourtant, pour certains, bien mal acquis profite, et pas qu’un peu. Dans sa soif d’ascension, Adam emprunte les voies détournées du délit d’initié pour se forger une fortune colossale. Le fardeau, un peu lourd, lui pesant, il avoue tout à sa femme, qui le soutient dans cette épreuve. Pas de châtiment final, de retournement de dernière minute : ils profitent de leur argent et, comme tous les milliardaires aux Etats-Unis depuis les barons voleurs, ils bâtissent des fondations et des œuvres caritatives.

Leurs enfants suivent la même voie. Leur adolescence les conduit à se chercher, à tester leurs limites dans la drogue ou la musique. Mais au final, chacun rentre au bercail. Pour April, par exemple, la prise de conscience se fait lors de la visite d’une usine en Chine. Prise  de conscience de l’injustice, de l’exploitation ? Au contraire, prise de conscience de sa situation et de la nécessité de l’assumer. Le même processus se produit pour Jonas dans sa quête de l’art brut. A l’exemple du prophète biblique, sa désobéissance est de courte durée.

Par delà les discours qui se répandent dans les médias sur la démocratie, la liberté, l’égalité, le roman de Dee vient en fait réaffirmer un constat élémentaire : les classes sociales existent. Sans volonté de démontrer quoi que ce soit, il met en scène le processus quasi chimique de cristallisation de cette classe, de l’insertion d’un groupe d’individus au plus haut niveau de la société, tout en nous permettant de comprendre également la fascination que nous pouvons éprouver parfois à leur égard. Par bien des aspects, ce roman illustre parfaitement le petit ouvrage du couple de sociologues Pinçon et Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, qui se concluait ainsi : « Dominante, la bourgeoisie est aussi la classe dont les ressources et la richesse proviennent de l’exploitation du travail des autres classes1. »

Le parcours des enfants Morey, April et Jonas, vient parachever ce processus social. Petits enfants de plombier syndicaliste, confrontés à la réalité, ils cessent de se rebeller et rentrent dans le rang. Comme le rappellent les sociologues : « Une position dominante dans la société permet de se fier à son habitus, en quelque sorte. En agissant comme les dispositions intériorisées portent à le faire, le plus probable est que l’on agira en fonction de ses intérêts de classe. » Et pour la plus grande fierté de leurs parents, les intérêts d’April et Jonas sont devenus ceux de la bourgeoisie !

 

[Note]

1. Sociologie de la bourgeoisie, Michel Pinçon et Monique Pinçon Charlot, coll. Repères, La Découverte, 2007, p. 111.

 

Les Privilèges, Jonathan Dee, traduit de l’anglais par Elisabeth Peellaert, 10/18, 2012, 360 pages, 8,10 euros

 

Pour commander : http://www.la-breche.com/