De Raphaël Girardot et Vincent Gaullier.
Entretien. Mercredi 1er mars est sorti en salle Saigneurs, un documentaire de Vincent Gaullier et Raphaël Girardot. Les auteurs ont posé leur caméra et leurs micros au sein d’un abattoir, au plus près du travail des ouvriers. Les images sont impressionnantes, en premier lieu parce qu’elles sont rares voire inédites, mais aussi parce qu’on est aux premières loges du travail d’une chaîne de démontage qu’est un abattoir. Rencontre avec les deux auteurs de ce très bon documentaire, utile pour comprendre et pour débattre.
La première chose qui marque, ce sont ces images de travailleurs dans un abattoir. Si les images du travail sont assez rares au cinéma, celles des abattoirs sont exceptionnelles. Comment avez vous pu accéder à ces ateliers et comment avez-vous travaillé ?
Cela nous a pris plus de trois ans pour trouver un patron qui accepte nos conditions : tourner librement sur la chaîne, dans les vestiaires, interroger les ouvriers comme on le voulait. Nous l’avons convaincu de la nécessité de rendre visibles ces femmes et ces hommes, de leur donner la place d’être écoutés et d’être regardés, de restituer leurs gestes, leur noblesse. Sur place, nous avons trouvé la fierté de leur savoir-faire, leur puissance autant que leur fragilité. Et puis peu à peu la tragédie de leur histoire, celle de la condition ouvrière.
Le premier jour, nous avons récupéré nos tenues réglementaires, les mêmes que celles des ouvriers, pris possession de nos casiers de vestiaire et de nos badges et nous sommes rentrés dans cette grand boîte noire qu’est un abattoir.
Il nous a fallu du temps pour se faire accepter, tant l’a priori est fort vis-à-vis de ceux qui, de l’extérieur, portent un regard sur eux. Et puis à force de revenir de jour en jour, de prendre du temps avec la majorité d’entre eux, de les interroger, ils se sont mis à se confier à nous. Ensuite le tournage a débuté, Raphaël à l’image, Vincent au son. Nous avons forcément perdu un peu d’audition lors de ces journées, malgré nos protections, vu plus de sang que depuis notre naissance, ressenti l’odeur de la mort comme jamais, et éprouvé de la peur régulièrement... Mais nous avons toujours été poussés par la puissance des abatteurs et la force de leurs attentes vis-à-vis du film et des répercussions qu’il aurait sur le « monde extérieur », ignorant de ce qui se joue derrière les murs d’un hall d’abattage.
Les conditions de travail semblent particulièrement dures pour ces ouvriers. Pouvez-vous nous parler des conséquences pour leur santé ?
La cadence de la chaîne est telle que c’est sur l’ensemble du corps que les conséquence se font ressentir : épaules foutues, coudes raides, dos cassés, bras musclés... mais devenus incapables de soulever un pack d’eau à 50 ans ! Doigts perclus d’arthrite, quand ils n’ont pas été arrachés ou coupés par les machines, entailles de couteau dans la cuisse, dans le ventre ou même juste au-dessous du cœur... Sans oublier la nervosité et l’agressivité ramenées à la maison. Voilà ce que l’on a vu.
On peut aussi donner des chiffres officiels pour avoir une vue d’ensemble. Chaque année, sur 1 000 salariés travaillant dans un abattoir industriel comme celui où nous avons tourné, il y a 270 accidents du travail, 9 fois plus qu’en moyenne chez les salariés tous métiers confondus. Concernant les maladies professionnelles, les données sont plus saisissantes encore : on compte 70 maladies professionnelles par an, 25 fois plus en moyenne que chez les salariés tous métiers confondus.
En fait, l’abattoir n’est qu’une loupe grossissante de tous les lieux industriels. Cette maltraitance est malheureusement très bien partagée entre tous les ouvriers, ceux du BTP, de l’industrie chimique, du secteur agricole,... ce qui fait 5 ou 6 millions de personnes. 5 ou 6 millions de personnes dont l’espérance de vie est plus courte que celle d’un cadre, 6 années et quelques mois de moins. 5 ou 6 millions de personnes qui à 45 ans ont un risque de mourir dans l’année 2,5 fois supérieur à celui d’un cadre.
On ne parle généralement des abattoirs que pour parler de la souffrance animale. Quel lien faites-vous entre cette question et le traitement réservé dans ces lieux aux hommes ?
Le lien est celui-ci : en limitant la souffrance faites aux hommes, on évite les cas de maltraitance animale. Cette réalité, même les parlementaires la reconnaissent. Du moins ceux de la commission d’enquête qui a été lancée suite aux images de violences faites aux animaux de l’association L214. Ils ont auditionné syndicalistes, ouvriers, patrons, sociologues, membres d’association de défense des animaux,... Tous ont fait ce lien entre les conditions de travail des ouvriers, la pénibilité de ce métier et les risques de maltraitance animale. Le député Olivier Falorni, rapporteur de cette commission, l’écrit dans ses conclusions : « bien-être humain et bien-être animal sont liés ».
Et puis, après ce rapport de la commission, rien. La loi ensuite adoptée le 12 janvier dernier ne mentionne aucun article contraignant quant à la prévention et à la formation des ouvriers. Par contre une mesure phare, bien dans l’air du temps, « policière » : la mise en place de la surveillance vidéo là où les bêtes sont hébergées, la bouverie, ou mises à mort, la tuerie. Pour les ouvriers, cette mesure va encore resserrer la vis hiérarchique, et pour les animaux, cela ne va rien changer, car ceux qui regarderont ces images connaissent déjà la situation.
Comme s’il ne suffisait pas que les ouvriers d’abattoir souffrent dans leur corps, portent dans leur tête notre culpabilité ou notre déni face à ces lieux, ils devront maintenant subir le regard suspicieux d’un dispositif disciplinaire de contrôle traquant les dérapages individuels, les renvoyant tous en bloc au statut de délinquant potentiel. Cela conforte la vindicte populaire qui appelle ces ouvriers tueurs, bourreaux ou même kapos... C’est aux seuls ouvriers, dernier maillon d’une chaîne de responsabilités, que l’on impute les cas de maltraitance animale.
Propos recueillis par Pierre Baton