Publié le Mardi 17 décembre 2013 à 11h39.

Du bon usage du doute en sciences et peut-être un peu ailleurs

Une horloge arrêtée indique certainement l’heure exacte – et même deux fois par jour –, mais on ne sait pas quand. De la même façon, le doute systématique permet certes de se prémunir des erreurs ou des escroqueries, mais il ignore également le vrai au passage.

Quelles que soient les satisfactions intellectuelles (et souvent mondaines) qu’il peut procurer, le doute systématique est donc aussi opérant que notre horloge arrêtée. Historiquement, pourtant, le doute a fait œuvre salutaire : c’est le « doute scientifique » apparu comme mise en question des vérités révélées. Sous sa forme plus moderne, c’est la notion, popularisée par le philosophe des sciences Karl Popper, que toute vérité pour être scientifique doit être réfutable. La vérité révélée est indiscutable, mais une vérité scientifique « indiscutable » est un oxymore. La fragilité de la vérité scientifique est sa force.

Le désirable n’est pas nécessairement le vrai

Croire une affirmation seulement quand on a de bonnes raisons de la croire vraie (Bertrand Russell) peut sembler une banalité, un comportement que tout le monde tient. Mais il n’en est pas ainsi : le « seulement » rend ce comportement souvent difficile à maintenir.

Croire à un paradis au ciel, comme l’annoncent la Bible et le Coran, ou bien sur terre en URSS, comme le proclamait la propagande de Staline, sont des croyances fondées sur le bienfait qu’on en espère. La religion peut éventuellement calmer la peur de la mort et l’astrologie répondre à des angoisses, elles n’en sont pas davantage vraies. Les « bonnes raisons » fondées sur l’avantage (ou l’inconvénient) qu’il y aurait à croire (ou à ne pas croire) sont en fait de mauvaises raisons1. Les grands et petits exemples abondent, et pas seulement en matière scientifique. Quelques «petits » d’abord.

En premier lieu, l’affaire des « avions renifleurs » dans les années 1975. Pendant plus de cinq ans, un certain Aldo Bonassoli a pu faire croire à la direction d’Elf tout entière, à des grands cerveaux comme Barre (premier ministre), Pinay (ex-ministre des Finances), Giscard d’Estaing (président), Chalandon (ministre), Guillaumat (PDG d’ELF), qu’il disposait d’une machine capable de repérer des gisements de pétrole par avions (appelés ensuite renifleurs). Ce fut une escroquerie totale de l’ordre d’un milliard de francs. Les bonnes raisons ? La soif de ressources créée par le premier choc pétrolier. Il faut noter l’importance du secret national défense qui a permis à l’escroquerie de perdurer si longtemps.

Autre exemple : les dommages radioactifs immédiats qui auraient été causés par les obus à uranium appauvri utilisés lors des bombardements occidentaux durant la guerre en Yougoslavie en 1999. En fait, c’est l’empoisonnement chimique (aux métaux lourds comme le plomb) qui était le plus dangereux, mais certainement à plus long terme tout comme le danger radioactif éventuel. Aujourd’hui encore, on ne connaît aucune plainte venant des principaux intéressés, en l’occurrence les Serbes, alors qu’on connaît très bien celles des Vietnamiens à propos de l’agent orange. 

Un autre cas : l’utilisation par les Etats-Unis d’armes bactériologiques durant la guerre de Corée (1950-1953). Cette guerre fit plus d’un million de morts. Malgré toutes les bonnes raisons anti-impérialistes, il semble bien maintenant que cette accusation ait été montée de toute pièce. 

Encore un : la culpabilité des époux Rosenberg exécutés en 1953 aux Etats-Unis sous McCarthy, en dépit d’une campagne internationale gigantesque affirmant leur innocence. Ils étaient accusés d’avoir livré « le secret de la bombe atomique » aux Soviétiques. Il est certain que leur procès fut inique, mais il est maintenant très probable qu’ils ont été – au moins – des informateurs idéalistes de Moscou.

Plus directement proches de l’objet direct de ce dossier (mais les mécanismes sont analogues), les tumeurs de rats ayant mangé du maïs OGM mises en évidence en 2012 par le chercheur français Séralini et censées  prouver la nocivité de ce maïs. Malheureusement, les données statistiques n’étaient pas significatives. Les bonnes raisons sont évidentes, mais le résultat net milite – hélas – en faveur de Monsanto, comme si la non preuve de nocivité valait preuve d’innocence.

Les trotskystes n’ont pas été épargnés par ce qui est finalement une confusion entre « raisons de croire » et « raisons d’agir ». On avait cru dans les années 1980 que s’était formée en Pologne, avec la montée de Solidarnosc, une section polonaise de la IVe Internationale forte de plusieurs centaines de membres et disposant même d’une organisation de jeunesse et d’agriculteurs. Les bonnes raisons de croire étaient évidentes, on peut même dire aveuglantes : un outil pour cette révolution politique espérée depuis si longtemps. Le prix à payer ensuite : une certaine démoralisation, celle-là même qu’on avait voulu éviter.

Du domaine du vraisemblable (les services soviétiques n’ont pas sous Staline lésiné sur les assassinats) était la croyance en l’assassinat à Paris de Lev Trotsky, fils de Léon, par le KGB en 1938. En fait, il était mort de l’incompétence notoire de son chirurgien.

Un exemple majeur, maintenant, de croyances fondées sur le bienfait qu’on en espère – qui concerne les milliards de croyants de par le monde. Il est bien illustré par le fameux pari de Pascal : « Dieu est où il n’est pas ; mais de quel côté pencherons-nous ? La raison n’y peut rien déterminer (...) Pesons le gain et la perte en prenant croix [en tirant à pile ou face] que Dieu est. Estimons ces deux cas ; si vous gagnez vous gagnez tout, et si vous perdez vous ne perdez rien : gagez donc qu’il est sans hésiter. »

Le passage est un peu confus : Pascal semble dire que puisqu’on ne sait pas si Dieu existe, il y a une chance sur deux pour que ce soit vrai. Ce qui est faux (on ne sait pas si on aura un accident d’avion ou pas, ce qui ne signifie pas une chance sur deux !) mais, surtout, il développe l’idée que croire coûte un peu par la perte de quelques plaisirs éphémères, mais rapporte infiniment par la promesse d’un félicité éternelle. C’est la « bonne » raison. 

Plus généralement, la religion serait vraie parce qu’elle est utile : la prière y joue un rôle fondamental2. Sans la supposée efficacité  des prières (pour faire venir la pluie, pour guérir une maladie, etc.), pas de religion de masse possible, n’en déplaise aux intellectuels religieux sophistiqués. Intellectuels qui tirent par ailleurs leur importance de l’existence des milliards de gens qu’ils ne détrompent pas et qui, eux, pratiquent la foi du charbonnier.

La source ne caractérise pas l’information

On ne doit pas juger une information seulement à l’aune de sa source. Qu’elle vienne de la CIA la rend certes douteuse, mais ne la disqualifie pas à coup sûr : après tout ces messieurs, quand ça les arrange, peuvent aussi avoir intérêt à dire des choses qui se trouvent être vraies : hélas, le goulag a bien existé.

Lemaitre, prêtre et astronome de son état, président de l’Académie pontificale, avait élaboré dans les années 1930 une théorie de « l’œuf primitif » qui fut initialement saluée par le Pape comme prouvant le Fiat Lux (« Que la lumière soit ! ») de la Bible. Tout pour déplaire ; et pourtant, cette théorie actuellement appelée « Big Bang » est, à juste titre, universellement reconnue.

Une connaissance vraie n’est jamais isolée

Mais quid des « bonnes raisons »  si on se refuse de les fonder sur leur vertu opératoire espérée ?

Une tonne de littérature a été écrite sur la caractérisation de ce qu’est une démarche scientifique : la réfutabilité, la reproductibilité (c’est-à-dire l’accord avec l’expérience), l’universalisme, la parcimonie (l’économie de moyen, voire l’élégance), la capacité à prévoir, la consistance interne, etc. en sont les attributs habituels. Toutes sont pertinentes, mais aucune n’est nécessaire ou suffisante : la capacité du darwinisme à prévoir n’est pas évidente, l’âge de la Terre ne peut pas directement résulter d’expériences reproductibles, etc. Notons qu’il est en général beaucoup plus facile de montrer dans un cas précis qu’une démarche n’est pas scientifique : comprendre que Mme Élizabeth Teissier, astrologue de son état, est un escroc ne nécessite pas de profondes études d’épistémologie. 

Il faut ajouter un autre attribut, au moins aussi important et curieusement moins souvent évoqué : l’imbrication d’une théorie ou d’une hypothèse dans le reste des connaissances. Cette imbrication lui procure en quelque sorte un poids effectif supérieur à la force de ses seuls succès locaux. En d’autres termes, le poids d’une connaissance intégrée s’alourdit du poids de toutes les autres. Une image très parlante de cet enchevêtrement des connaissances : quelquefois on peut changer dans une grille de mots croisés un mot au prix de petites modifications locales, mais généralement tout est à refaire. Ainsi, des journalistes peuvent sans état d’âme titrer sur la mémoire de l’eau3 ou la vitesse des neutrinos (particules élémentaires) supérieure à celle de la lumière, la communauté scientifique, effrayée par la chaîne des conséquences, est plus réservée.

Conservatisme de la science ? Peut-être, mais c’est aussi l’exigence qu’à affirmation exceptionnelle, il faut des preuves exceptionnelles. N’oublions pas que cette même communauté aura finalement accepté rapidement la mécanique quantique4 avec son cortège de résultats stupéfiants (chat de Schrödinger mort et vivant, un électron passant par deux trous à la fois, etc.), qu’elle affirme qu’une mystérieuse matière noire encore indécelée constitue 80 % de la matière existante, que l’écrasante majorité de l’énergie de l’Univers, l’énergie brune, nous est inconnue, etc.

Bien sûr la science est conservatrice, le rôle des privilèges, des pouvoir personnels ou des intérêts d’école existe. Mais il n’est pas décisif à terme. Ce qui fait la force de ce conservatisme est la nécessité pour toute nouvelle théorie de faire ses preuves. L’épisode de la « mémoire de l’eau » et celui de la « fusion froide5 » prouvent cependant la relativité de ce conservatisme. Ces deux « découvertes », bien que farfelues, ont été sérieusement étudiées.

Cette attitude des scientifiques fait écho au célèbre pari de Pascal sous sa meilleure variante : une proposition même avec une probabilité très faible d’être vraie, mais avec un possible gain colossal (intellectuel et – ne l’oublions pas – matériel) vaut la peine d’être testée. Aucune barrière psychologique et aucun conservatisme scientifique ne peuvent résister à cet attrait. Après tout, ce n’est pas parce qu’on ne sait pas expliquer un phénomène qu’il faut en nier l’existence : on a trouvé les propriétés curatives de l’aspirine bien avant qu’on en ait compris le mécanisme...

Dans les sciences sociales, où l’administration de la preuve est plus difficile et les intérêts sociaux plus présents, il est, plus que dans les sciences dites « dures », tentant de défendre l’idée d’une « vérité de classe », ou de sexe ou de culture. C’est une impasse qui laisse la rationalité aux mains de nos adversaires. Nous reviendrons certainement sur ce sujet très controversé au NPA et dans ses franges.

Hubert Krivine

Notes :

1 Ces mauvaises raisons s’appuient toujours sur l’Autorité. Dans le passé, c’était celle d’Aristote et/ou de l’Église et du Livre saint. On en a connu des résurgences modernes avec la pensée de Staline et le petit livre rouge de Mao.

2 Ce qui est curieux : Dieu étant infiniment savant et juste, en quoi l’homme peut-il lui demander de modifier son attitude ? En fait, c’est l’homme qui a créé Dieu à son image et non l’inverse !

3 En juin 1988, la revue Nature publiait un article dans lequel le docteur Benveniste soutenait qu’une solution diluée au point de ne plus contenir de molécule de soluté conservait néanmoins une activité biologique (la dégranulation des basophiles). Tout se passait donc comme si l’eau se souvenait d’avoir jadis contenu un soluté maintenant disparu, évoquant pour ainsi dire une « mémoire de l’eau ». Enfin, l’homéopathie avait trouvé un fondement scientifique !

4 La mécanique quantique est la branche de la physique qui a pour objet d’étudier et de décrire les phénomènes fondamentaux à l’œuvre dans les systèmes physiques, plus particulièrement à l’échelle atomique et subatomique. Elle fut développée au début du XXe siècle afin de résoudre différents problèmes que la physique classique échouait à expliquer

5 Deux scientifiques, Pons et Fleischman, ont cru voir, en mars 1989, un dégagement anormal de chaleur au cours d’une électrolyse, interprété par eux comme prouvant une fusion nucléaire à température ordinaire. Il y avait là une potentialité d’énergie propre pratiquement inépuisable.