La polémique est lancée… Les féministes entreprendraient la défiguration de la langue française par l’écriture dite « inclusive ». Partout, on entend parler d’agenda idéologique, on entend dire que la langue est comme elle est, ou encore que ce n’est pas la priorité. Cette polémique en rappelle une autre : celle de la réforme de l’orthographe. Il y a un peu plus de deux ans, nombreux et nombreuses avaient ainsi tiré à boulets rouges sur Najat Vallaud-Belkacem en raison de la mise en place d’une réforme de l’orthographe qui datait en réalité… de 1990. Alors pas touche à la langue ?
L’écriture inclusive : késako ?
Tout d’abord, il faut préciser ce qu’on entend par écriture inclusive. Loin d’être une nouveauté, cela fait plus d’une vingtaine années que les chercheuses et chercheurs y réfléchissent et qu’elle est utilisée dans différentes structures politiques, syndicales ou associatives. Elle est par exemple la norme dans nos publications, que ce soit sur le site internet ou dans le journal du NPA, même s’il peut y avoir des oublis et parfois des difficultés. Nous sommes loin d’être les seulEs à utiliser cette graphie, elle est aussi beaucoup par Solidaires.
Au début des années 2000, on utilisait beaucoup le (e) mais, parce qu’il n’était pas question de mettre les femmes entre parenthèses, on est assez rapidement passé au E majuscule, qui a l’avantage de simplifier la lecture et l’écriture par rapport au ·e ou · « marque du féminin », plus en vogue dans les milieux universitaires. Le E majuscule ou marque du féminin majuscule a bien entendu une raison politique : celle de mettre en avant la visibilisation des femmes.
À cette problématique s’ajoute celle des métiers à féminiser où, là encore, le conservatisme est tenace. Est-il du fait de la langue française, comme le prétendent certains ? Rien n’est moins sûr, puisque dans divers pays et régions francophones comme la Belgique ou le Québec, les noms de métiers sont largement féminisés depuis une vingtaine d’années tandis que la France traîne toujours la patte avec ses « Madame le Sénateur » ou « Madame le Procureur ». Rappelons aussi que ce sont pour les fonctions prestigieuses qu’il y a des difficultés à féminiser. Pour « institutrice » et « infirmière », aucun problème !
Alors, auteure ou autrice ? Pour l’instant, les règles de l’écriture inclusive sont mouvantes et encore peu codifiées. Mais là aussi, il faut se rappeler qu’avant la Renaissance la langue française était extrêmement changeante et que ce sont les habitudes et les conventions qui l’ont construite. Aussi peut-on trouver 4 ou 5 orthographes différentes d’un mot dans des textes écrits au Bas Moyen Âge.
L’écriture inclusive est donc, pour résumer, l’ensemble des procédés visant à ne pas marquer une domination des hommes sur les femmes par le biais langagier. En gros, en finir avec cette règle arbitraire et sexiste selon laquelle « le masculin l’emporte avec le féminin ».
Depuis que le débat est lancé dans les médias mainstream, on a pu entendre nombre d’arguments contre ce type d’écriture. Nous en résumerons ici trois, qui sont le fait d’hommes représentant des vecteurs de l’idéologie dominante : l’Éducation nationale, les intellectuels pour médias et l’Académie française.
« Je ne suis pas certain (…) qu'on facilite l'apprentissage quand on généralise ce type d'usage » Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale
Selon le ministre, l’Éducation nationale ne pourrait pas intégrer l’écriture inclusive car cela empêcherait de faciliter l’apprentissage du français. Une fois de plus, « l’apprentissage du français » a bon dos ! S’il s’agissait d’une préoccupation majeure, on se demande pourquoi il a fallu plus de 20 ans à l’Éducation nationale pour commencer à réfléchir à intégrer une réforme orthographique qui devait précisément « faciliter » cet apprentissage. Derrière les déclarations hypocrites, il y a en réalité une volonté consciente et maintenue de ne pas faciliter l’apprentissage et l’usage de la langue.
Chaque pas fait pour que la langue permette à chacunE de pouvoir s’exprimer reçoit de violents tirs de barrage, y compris de la gauche. La langue porterait « l’histoire d’une nation ». Il est certes vrai que la langue porte une histoire. Mais le problème est que cette histoire est celle de la domination, celle du pouvoir. L’histoire moderne de la langue française est celle d’une langue qui en écrase d’autres, les langues « régionales » parfois appelées avec mépris « dialectes », comme si elles n’étaient pas de vraies langues, et que l’on interdisait dans les cours de récréation.
La langue française est en outre une langue qui a été largement modifiée à l’écrit pour la rendre « noble ». Ainsi, à partir du 17e siècle, de nombreux de mots latins et grecs ont été réintroduit dans la langue afin qu’elle puisse être celle de l’élite, quitte à créer des mots doublons.
L’histoire de la langue française montre un réel conservatisme dans son usage à l’écrit : la langue est un instrument de domination, surtout dans la manière de l’apprendre, et c’est un outil de discrimination et de sélection sociale1. Un « modèle » qu’il faut remettre en cause.
« Agression de la syntaxe par l’égalitarisme », Raphaël Enthoven, pseudo philosophe
La langue, la culture et l’écriture ne sont pas figées dans le temps, elles ne sortent pas ex nihilo avec des règles neutres et objectives qui se seraient imposées spontanément. Au contraire, la langue française est bel et bien le produit d’une idéologie, de dynamiques culturelles, mais aussi des rapports entre les classes et entre les peuples. Il ne faudrait par exemple pas oublier que la langue française a été un outil de la colonisation, et que la dézinguer en se la réappropriant a été un acte de résistance (par exemple pendant le mouvement littéraire de la Négritude).
Il est clair que ce que Raphaël Enthoven appelle « égalitarisme », et ce que nous appelons pour notre part féminisme, a un agenda idéologique : celui d’une lutte pour gagner une hégémonie culturelle. L’écriture inclusive est un acte militant. Pourtant nombreux et nombreuses sont celles et ceux à gauche qui veulent nous inviter à revoir nos priorités : « est-ce vraiment le plus urgent ? » Probablement pas. C’est moins urgent que le droit à l’IVG pour touTEs, moins urgent que d’obtenir la PMA, moins urgent que les femmes qui sont battues et violées. Sauf que le système d’oppression s’appuie sur l’idéologie dominante et que celle-ci est diffusée et maintenue, entre autres, par le biais de la langue.
Penser la langue, permettre de la transformer, pour qu’elle soit la nôtre c’est permettre de se réapproprier une culture. C’est dans ce sens que Trotsky écrivait, dans Littérature et Révolution en 1924, ce qui suit : « Cependant, même si les problèmes élémentaires de la nourriture, du vêtement, de l'abri et aussi de l'éducation primaire étaient résolus, cela ne signifierait encore en aucune façon la victoire totale du nouveau principe historique, c'est-à-dire du socialisme. Seuls un progrès de la pensée scientifique sur une échelle nationale et le développement d'un art nouveau signifieraient que la semence historique n'a pas seulement grandi pour donner une plante, mais a aussi fleuri. »
« Ce n’est pas à la langue de changer les mentalités » Michael Edwards, académicien
On terminera sur cette citation de l’académicien français Michael Edwards. Nous pouvons lui donner raison sur cette phrase. Oui, il est vrai que ce n’est pas à la langue de changer les mentalités. Oui, il est vrai que ce n’est pas à l’Académie française de changer les mentalités. Et heureusement ! Qu’attendre de l’Académie lorsque l’on sait qu’il aura fallu attendre 1980 pour voir la première femme y siéger, et lorsque l’on sait qu’aujourd’hui sur 40 sièges, seuls 4 sont occupés par des femmes ? Mais n’en déplaise à l’académicien : les langues évoluent en les parlant, justement parce que ce sont des langues vivantes et, si elles ne changent pas les mentalités, ce sont bien les mentalités qui les changent. Et ces dernières sont bien le produit des rapports de forces sociaux, politiques et idéologiques entre les classes.
Mimosa Effe
- 1. Lire à ce propos, par exemple, Philippe Blanchet, Discriminations : combattre la glottophobie, Paris, Éd. Textuel, 2016.