Pour parodier une pub à propos d’un film à « grand spectacle », avec cet ouvrage d’Ernest Mandel, c’est la guerre comme vous ne l’avez jamais lue. En effet, l’important dans le titre est en réalité le sous-titre : « Une interprétation marxiste ». Car l’auteur ne se limite pas à « raconter » la guerre, ce que de très nombreux analystes et historienEs ont fait avant lui. Il l’interprète dans le cadre d’une analyse en termes de lutte des classes.
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Les priorités de l’accumulation du capital
Pour rappel, Ernest Mandel, Belge d’origine, fut, des années d’après-guerre à sa mort en 1995, un des dirigeants majeurs de la IVe Internationale et sans conteste son principal théoricien1. Son livre sur la Seconde Guerre mondiale a d’abord fait l’objet d’une édition en anglais2. Bien qu’économiste de formation, Mandel n’en manie pas moins une impressionnante et érudite bibliographie internationale lui permettant d’analyser ces années clés de l’histoire du XXe siècle. Même si l’introduction d’Enzo Traverso apparaît décalée par rapport au propos du livre, ce dernier a tout à fait raison de souligner que « Mandel a écrit un essai qui anticipe ce que les chercheurs appellent aujourd’hui l’histoire mondiale […] [en alliant] une investigation rigoureuse des évènements militaires et des structures socio-économiques à une évaluation globale de la signification de la Seconde Guerre mondiale dans l’histoire du capitalisme et de la civilisation mondiale ».
Loin de considérer la Seconde Guerre mondiale comme un épisode d’affrontement entre, d’une part, les démocraties (celles conquises sur le continent, la Grande-Bretagne et, surtout, les États-Unis) et, d’autre part, les systèmes totalitaires (Allemagne, Italie, Japon), Mandel affirme, de manière décapante, dès les premières pages, la singularité de son analyse, ancrée sur la réalité du système capitaliste et de l’impérialisme qui en découle : « Le moteur de la Seconde Guerre mondiale était le besoin pour les principaux États capitalistes de dominer l’économie de continents entiers par l’investissement de capitaux, par des accords commerciaux préférentiels, par une réglementation monétaire et une politique hégémoniques. Le but de la guerre était la subordination des pays les moins développés, mais aussi des autres États industriels, qu’ils soient amis ou ennemis, aux priorités de l’accumulation du capital pour le profit exclusif d’une seule puissance ». En d’autres termes, la guerre représente un test de la puissance de l’ordre impérialiste. Comment chacun des belligérants a-t-il réussi à utiliser la force militaire et des ressources considérables (humaines, matérielles) pour assurer son hégémonie ? C’est à l’aune de ce schéma que Mandel lit la guerre.
Contre-révolutions
Cette guerre mondiale, la deuxième du siècle, a en outre constitué le point culminant d’un processus contre-révolutionnaire. Contre-révolution aussi bien dans les pays européens (révolution allemande de 1918-1919, Italie mussolinienne3, guerre civile espagnole, notamment) qu’en Union soviétique (développement du stalinisme). C’est dans ce cadre global que les classes dominantes allemandes, profondément frustrées par le partage inégal du monde au tournant du XXe siècle (l’exclusion de l’Empire allemand du découpage colonial avait déjà suscité l’épisode de la Première Guerre mondiale) vont engager, à travers le nazisme, une tentative de prendre leur revanche. « La responsabilité de l’impérialisme allemand dans l’éclatement et l’extension de la Seconde Guerre mondiale était écrasante, contrairement à la situation de juillet-août 1914 ». L’agressivité du Japon impérial représente la seconde cause immédiate du déclenchement des hostilités. Enfin, élément nettement moins connu, l’implication de l’impérialisme étatsunien constitue le troisième facteur déclenchant. En effet, le New Deal manifestait l’échec de la tentative de Roosevelt d’en finir avec la crise : l’existence des 12 millions de chômeurEs américains en 1938 rendait impératif un tournant vers le marché mondial. Au passage – un trait qui se répète à de nombreuses reprises au fil des chapitres –, Mandel en profite pour régler son compte au pacte Hitler-Staline (août 1939), encore aujourd’hui célébré par certaines forces communistes à travers le monde pour sa prétendue dimension de realpolitik, alors qu’il s’agit bel et bien d’une union contre nature entre un régime se proclamant communiste et un État fasciste et totalitaire.
« Une guerre d’administrateurs et de planificateurs »
Une fois déclenchée, la guerre va se décliner en cinq types de conflits différents (et combinés) : une guerre inter-impérialiste pour la suprématie mondiale ; une guerre d’auto-défense de l’URSS ; une guerre du peuple chinois pour l’indépendance et le socialisme ; une guerre des peuples coloniaux d’Asie et, enfin, une guerre de libération nationale (Yougoslavie, Albanie, Grèce, Italie du Nord). Très (trop) brièvement, Mandel affirme au passage une critique d’un certain antifascisme, comme forme de collaboration de classe, dont les différents partis communistes furent en général les principaux promoteurs4.
Un très suggestif chapitre est consacré aux ressources mobilisées par les différents protagonistes, l’auteur expliquant entre autres pourquoi l’Allemagne, pourtant fortement dépendante de matières premières nécessaires pour l’industrie d’armement, n’en manqua jamais, malgré le sévère blocus dont elle fut l’objet5. Un simple examen des chiffres des ressources disponibles montre que l’Allemagne et le Japon réunis ne pouvaient égaler les capacités de production des seuls États-Unis et que le sort du conflit était de ce fait rapidement réglé dès l’entrée en guerre de l’Amérique.
Mandel examine en détail également la dimension stratégique de la guerre et montre de manière particulièrement claire pourquoi la conception d’une violence sans limite développée par l’Allemagne (en particulier sur le font Est) s’est révélée contre-productive, lui aliénant toute possibilité de se créer des alliés, à l’exception des forces fascistes locales. Si l’Allemagne, malgré les intenses bombardements et destructions dont elle va progressivement faire l’objet, a réussi à maintenir ses capacités productives militaires jusqu’à la fin de la guerre, il n’en reste pas moins qu’elle n’était pas en capacité de se mesurer au fordisme militaire US. De ce point de vue, rappelle Mandel, les capacités de production militaires japonaises condamnaient l’Empire nippon avant même l’attaque de Pearl Harbor et le déclenchement de la guerre. Cette guerre fut, à un niveau infiniment supérieur à la première guerre, « une guerre d’administrateurs et de planificateurs, reflétant en définitive les implications d’une guerre de production à la chaîne ». Hitler s’est, à ce titre, tiré une balle dans le pied en éliminant les savants juifs du système de la recherche, et a fourni aux États-Unis les cerveaux qui ont conçu la terrifiante bombe atomique.
Conception matérialiste de l’histoire
Si l’on ne peut pas rentrer dans le détail d’un livre foisonnant, évoluant du terrain européen jusqu’à Moscou en passant par la guerre dans l’Atlantique et en Asie, à travers les principaux champs d’action et des batailles dont tout le monde connaît le nom, Mandel éblouit ses lecteurs en explicitant certaines questions que tout un chacun se pose sans trouver véritablement de réponse. Ainsi, grâce à sa conception matérialiste de l’histoire, Mandel permet de comprendre pourquoi Hitler n’a pas prolongé ses éclatantes victoires de la Blitzkrieg (guerre éclair) par une invasion de l’Angleterre, ce qui était tout à fait à sa portée (bien sûr, le résultat n’était pas donné d’avance). En fait, c’est la conception même de la guerre que portait Hitler qui a sauvé la Grande-Bretagne. Cette dernière, dans l’esprit du génocidaire, ne constituait qu’un objectif secondaire/régional, sa conception étant la conquête de l’hégémonie mondiale, passant par la domination du continent européen, c’est-à-dire la conquête de l’Union soviétique.
Pourquoi les États-Unis ont-ils utilisé la bombe atomique, alors que les jeux étaient faits pour l’empire japonais, accumulant défaites sur défaites, sans aucun moyen de rétablir un minimum d’équilibre avec la force armée des États-Unis ? Là encore, les décisions correspondent à des objectifs fondamentalement politiques et non militaires, à savoir terroriser les populations et les soumettre au nouvel ordre mondial étatsunien en construction, le tout avec un zeste de racisme bien tempéré (après tout, ce sont des populations asiatiques, et pas européennes, qui ont testé la bombe). La bombe marque en outre le début d’un statu quo (symbolisé également par la conférence de Yalta) de partage de zones d’influence avec Staline. C’est la révolution chinoise, quelques années plus tard, qui remettra en cause cet équilibre.
Si la démonstration que mène Ernest Mandel convainc largement, il faut cependant noter que la perspective matérialiste ainsi exposée reste quand même insatisfaisante en ce qui concerne l’extermination des juifs d’Europe. L’explication causale matérialiste qu’utilise Mandel semble quelque peu limitée. Faut-il rappeler que, jusqu’aux dernières semaines de combat, les convois de déportéEs juifs (en l’occurrence les juifs de Hongrie) avaient priorité sur le transport des troupes allemandes ? Au-delà de cette limite, la lecture de ce livre se révèle passionnante et modifie bien des a priori ou représentations communes que l’on peut avoir sur ces années clés du XXe siècle. L’ouvrage se conclut par la publication de la contribution de Mandel à la querelle des historiens dans le début des années 1980, lors de la tentative conjointe de plusieurs historiens allemands de réhabiliter le régime nazi.
Georges Ubbiali
- 1. Voir la biographie d’Ernest Mandel (en anglais) : Jan Willem Stutje, A Rebel’s Dream Deferred, Londres, Verso, 2009.
- 2. The Meaning of the Second World War, Verso, 1986.
- 3. CertainEs se souviennent peut-être d’une scène marquante du film 1900 de Bertolucci, où les propriétaires terriens organise une collecte pour financer les premiers fascii (faisceaux) pour aller s’opposer aux grèves paysannes.
- 4. Cette thématique est développée également dans le chapitre consacré à l’idéologie, l’auteur expliquant alors que « cette propagande dans l’ensemble réussit à subordonner les antagonismes fondamentaux de classes entre le capital et le travail salarié à la priorité de battre les nazis ».
- 5. Une des explications résulte du pacte germano-soviétique, puisque jusqu’à l’attaque de l’URSS en 1941, l’Union soviétique a largement exporté en direction de l’Allemagne.