Publié le Dimanche 24 novembre 2013 à 20h17.

Essai : Corcuff ne désespère ni du polar ni de la lutte

Les essais consacrés au polar sont innombrables, de Meurtres exquis, une histoire sociale du roman policier de Ernest Mandel aux Chroniques de Jean-Patrick Manchette (1), sans compter les thèses universitaires (2). Autrement dit, Philippe Corcuff, passionné du genre qui a déjà publié divers articles sur le sujet, arrive sur un terrain déjà bien balisé.Le sociologue a donc choisi des axes particuliers. Au travers d’une sélection limitée d’ouvrages d’auteurs américains, il s’est interrogé sur la philosophie qui se dégage du comportement des personnages de roman noir, et en particulier des policiers et détectives privés qui fournissent les principaux bataillons de héros des auteurs choisis. Corcuff ne s’est que très accessoirement intéressé à l’idéologie qui imprègne ces romans, bien qu’il signale par exemple au passage qu’on trouve une critique explicite de la xénophobie sécuritaire chez un écrivain comme Dennis Lehane. Il s’applique donc dans la première partie de son livre à nous montrer la fragilité d’individus qui s’efforcent de conserver une certaine éthique personnelle dans une société qu’ils n’envisagent pas de changer, et au sein de laquelle ils exercent des métiers souvent peu ragoûtants, au service de personnages et de classes sociales peu dignes de respect. Contrairement aux détectives de l’époque de Sherlock Holmes et d’Agatha Christie qui rétablissaient un ordre social momentanément troublé par des actes délictueux, les Philip Marlowe de Raymond Chandler, Sam Spade de Dashiell Hamett et leurs émules ne font tout au plus que réparer quelques bavures d’un système criminogène par nature et ils le savent. Cette conscience de leur impuissance à juguler la production criminelle de masse permanente du capitalisme provoque une certaine amertume chez des personnages qui, en dépit des airs cyniques qu’ils se donnent, ne sont pas dépourvus de principes.

Un « renouvellement politique » ?La seconde partie de l’ouvrage est consacrée aux chroniques publiées par Corcuff de 2005 à 2013 dans Charlie Hebdo et illustrées par Charb. Leur principe consiste à disserter sur une citation de roman noir. Tout y passe, des faits d’actualité aux états d’âme de l’auteur. Ainsi, commentant les propos d’un personnage de Ross Macdonald — « Moi-même, plus jeune, je pensais que le monde se divisait en deux catégories de gens : les bons et les méchants » —, Corcuff nous apprend qu’il a longtemps considéré lui aussi que les bons étaient tous de gauche et les méchants tous de droite, mais qu’il a dû déchanter depuis, les affaires Cahuzac et DSK n’ayant fait que renforcer ses désillusions... Rassurons-nous cependant car il s’empresse de préciser : « Mon parcours politique semé d’embûches ne m’a pas conduit à désespérer  de toute forme d’engagement organisé d’où ma récente orientation vers un militantisme libertaire ». Ouf, Corcuff n’est pas perdu pour la cause. Toutefois notre ami libertaire pousse le bouchon un peu loin en nous affirmant qu’on pourrait peut-être « trouver de quoi alimenter un renouvellement de la politique dans le polar ». Le genre n’en demandait pas tant. La plupart des auteurs ne se prennent ni pour ni Proudhon ni pour Marx, bien que plusieurs d’entre eux aient consacré de savoureux romans à Groucho Marx (3)…

Gérard Delteil

Essai : Corcuff ne désespère ni du polar ni de la luttePolars, philosophie et critique sociale, Philippe Corcuff, dessins de Charb, éditions Textuel, 15,90 euros.

1. Meurtres exquis, une histoire sociale du roman policier, Ernest Mandel, éditions La Brèche, 1986. Chroniques de Jean-Patrick Manchette, éditions Rivages, 1996.2. Parmi celles à vocation sociale, signalons notamment  L’image des immigrés dans le roman noir de 1950 à nos jours de Nadège Compard et Le genre entre pratique textuelle et pratique sociale : le cas du roman noir (1990-2000) de Natacha Levet. Notons qu’il existe même des études consacrées aux lecteurs de polars, telle Lire le noir : enquêtes sur les lecteurs de récits noirs de Annie Collovald et Erik Neveu, Bibliothèque publique d’information, 2004. 3. Parmi lesquels Groucho Marx contre Sherlock Holmes de Ron Goulart, Le Cherche-Midi, 2000, et Chico, banco, bobo de Stuart Kaminsky, Série noire, 1999 (republié chez 10/18).