Publié le Mercredi 20 septembre 2017 à 11h29.

Essai : La Novlangue néolibérale. La rhétorique du fétichisme capitaliste

D’Alain Bihr. Page2/Syllepses, Lausanne/ Paris, 2017, 345 p., 2e édition revue et augmentée. Publié en 2007, ce livre reparait dix ans plus tard, enrichi par une analyse sur une période où cette « novlangue néolibérale » a été encore plus développée et répandue.

Alain Bihr est sociologue. Ses travaux en ont fait un spécialiste de l’analyse critique, d’un point de vue marxiste, de l’organisation capitaliste des sociétés.

Les termes clés du discours néolibéral

La méthode retenue par l’auteur consiste à relever 21 termes clés du discours néolibéral et à mettre à jour dans leurs usages deux procédés de newspeak (en français « novlangue ») identifiés par George Orwell à propos du langage totalitaire dans son roman 1984. Ces deux procédés sont l’inversion du sens (imposer un sens contraire en gardant le même terme, par exemple appeler « égalité des chances » un dispositif qui renforce les inégalités en les masquant) et l’oblitération du sens (empêcher un sens alternatif ou critique, ou bien sûr carrément l’usage de termes non orthodoxes eux-mêmes, comme « service public » remplacé par « service d’intérêt général » pour effacer la notion même de service public).

Pour la mettre en œuvre, il propose une déconstruction systématique de chaque notion en la resituant dans l’ensemble de son histoire et de son actualité, aussi bien en ce qui concerne les usages du terme que les phénomènes économiques et politiques qu’il recouvre. Du coup, le livre fonctionne comme un dictionnaire encyclopédique critique de questions politiques, économiques et sociales transversales, avec des textes denses (38 pages pour « crise », 3 pour « capital humain »). La liste des termes notionnels le montre bien : capital humain, capitalisme vert, charges sociales, crise, dette publique, égalité, État, Europe, flexibilité & précarité, Fonds de pension, etc. On a parfois l’impression d’être assez éloigné de la question d’une novlangue en tant que telle, mais beaucoup d’articles se terminent en y revenant.

Le seul monde possible 

Alain Bihr développe des analyses originales et intéressantes de notions comme « dette publique » (analyse différente de celles de B. Friot ou d’E. Chouard), « individualité », « insécurité »... Les points d’appui de l’auteur sont explicitement marxistes. Il utilise certaines notions de Marx d’une façon très parlante, avec des exemples concrets, comme celle de « fétichisme », au cœur de l’ouvrage et de son titre. Il montre ainsi comment ce discours « cherche à nous faire croire que ce monde à l’envers dans lequel les choses [de l’économie capitaliste] commandent aux hommes (…) est non seulement le seul monde possible mais le meilleur des mondes »

On y trouve aussi des traits d’humour comme son annexe pour « apprendre la novlangue néolibérale en quelques formules et slogans qui feront mouche dans la conversation courante au café du Commerce » ou son exemple de l’inversion du sens du titre du journal la Pravda (« la vérité ») à l’époque stalinienne.

Dans sa conclusion, l’auteur souligne qu’« un tel degré de concentration de l’illusion et du mensonge est en lui-même l’indice de la tendance totalitaire de la domination capitaliste ». Il rappelle combien « ce discours néolibéral procède d’un cynisme radical » et propose d’y répondre en reprenant les propos d’un groupe de sans-culottes adressés aux élus de la Convention bourgeoise de 1792 : « Vous vous foutez de nous ? Vous ne vous en foutrez plus longtemps ! » 

Philippe Blanchet