Fondation Cartier, 261 bd Raspail, 75014 Paris. Du mardi au dimanche 11 h-20 h, nocturne le mardi jusqu’à 22 h. Tarif 10,50 euros ou 7 euros.
Géométries Sud se veut être « une promenade à la fois subjective et cohérente » dans l’art de l’Amérique latine, des arts premiers aux artistes contemporains. Pour Hervé Chandes (co-commissaire de l’exposition avec Alexis Fabry et Mary Perennes), « le fil rouge est le motif géométrique, récurrence ancienne des cultures amérindiennes, jusque dans la création contemporaine. » L’exposition les confronte à une tradition moderniste de la couleur et de la géométrie incluant aussi une partie de l’architecture latino-américaine comme celle de l’architecte mexicain Luis Barragan (malheureusement ici peu et très mal présenté).
Des interrogations
Il y a certes de très belles œuvres dans cette exposition, et de beaux ensembles (les Argentins Ferrari et Paternosto, la Vénézuélienne Gego ou l’Américano-Cubaine Carrera et, en plus modeste, le Brésilien Volpi). Mais la faible connaissance de l’art latino-américain d’une partie du public occultera son caractère très partiel s’appuyant sur des critères subjectifs qui, pour légitimer certaines œuvres, en surestiment l’importance voire travestissent l’histoire artistique de ce continent. Toute personne connaissant un peu cet art et son histoire ressentira un réel malaise face à une manifestation qui, au nom de la subjectivité, occulte des œuvres et artistes majeurs en valorisant celles d’artistes qui ne sont que les « épigones » d’autres plus importants ou qui ont pour certains comme principale qualité d’être proches de la Fondation.
Déjà on peut s’interroger sur l’absence des dessins géants de Nazca au Pérou qui, eux, sont des productions autonomes et ne réduisent pas les êtres au statut de supports ; mais encore plus sur l’usage d’images de scarifications de motifs corporels ou de masques à caractère symbolique liés à différentes communautés amérindiennes esthétisées sur un mode formaliste et sans contextualisation. Du coup elles fonctionnent comme contrepoints « exotiques » d’une variation sur le géométrique.
On peut aussi vraiment s’interroger sur la présence de Guillermo Kuitka dans cette exposition, sauf à rappeler l’affection que lui porte la Fondation : en effet, ses œuvres évoquent et dialoguent bien plus avec Wilfredo Lam ou le spatialisme de Fontana qu’avec la géométrie. Sa peinture Carcel Amarillo (1994) me semble à côté du propos, mais elle explique peut-être l’occultation des héliographies de Leon Ferrari, antérieures de plus de 20 ans, associant structure et architecture, configurant, sur un mode à la fois géométrique et sémiotique, la massification propre à l’urbanisation des métropoles, ainsi que les logiques de contrôle et d’aliénation qu’elle induit. Elles auraient dû être présentées dans cette exposition d’autant plus qu’il y a au moins trois collections publiques françaises en disposant !
Décevant pour ceux qui connaissent, trompeur pour ceux qui découvrent
Cet exemple est un peu à l’image de l’exposition : son ampleur suggère sans le dire une certaine exhaustivité, mais sa réalité illustre des parti-pris pas toujours fondés, des connivences qui ont peu à voir avec la rigueur et, enfin, une grande légèreté à l’égard de l’histoire même de l’art latino-américain ; sans compter un accrochage contestable. Ainsi la « redécouverte » de deux artistes cubaines, Lolo Soldevila et Carmen Herrera est tout à fait intéressante, mais laisse croire à une tradition abstraite à Cuba alors que la réalité est plutôt à l’inverse de cela. Certains artistes ont droit à une présentation assez conséquente : Herrera qui s’inscrit dans une tradition de l’art géométrique liée aux avant-gardes européennes et russes. Sa peinture assez subtile associe linéarité et couleur avec une économie de moyens chromatiques et formels qui lui donnent une réelle puissance. Mais 98 % de son activité artistique est américaine et européenne. Elle et Soldevilla ne sont malheureusement à l’origine d’aucun développement d’un courant abstrait moderniste ou radical à Cuba.
Les sculptures mobiles et filiformes de la vénézuélienne Gego à la légèreté aérienne proposent de subtiles variations sur la grille en tissant une orthogonalité souple, associant géométrie et rythme. Mais l’espace transparent qui lui a été choisi à la Fondation les dessert très fortement. Celles de Leon Ferrari forment avec ses œuvres liées à la poésie visuelle un corpus essentiel de son œuvre. Elles ont une dynamique spatiale et architecturale portée par une belle expressivité ; et elles démontrent que présenter Ferrari comme artiste conceptuel est un contresens (pourtant repris dans le journal de l’exposition alors qu’il y a chez lui des racines expressionnistes et néodadaïstes). On peut noter aussi César Paternosto, dont les peintures s’intéressent souvent aux marges du tableau, et Volpi, qui géométrise sur un mode archaïque et poétique le paysage (entrevu quand même à Modernidade à Paris en 1987).
Il y a malheureusement de vrais tours de passe-passe dans l’exposition : présenter comme l’œuvre d’une « pionnière de l’art vidéo » le film d ’Ana Sacerdote (qui est par ailleurs une peintre abstraite assez académique) réalisé en 1956 et très dépendant, c’est le moins que l’on puisse dire, des films abstraits expérimentaux d’Hans Richter (des années 1920), relève de la stupidité et de la fiction !
De même on comprend mal pourquoi les commissaires soulignent les liens entre l’abstraction et un engagement politique révolutionnaire pour la cubaine Soldevila mais dépolitisent totalement le mouvement MADI alors que son nom est quand même la contraction de Matérialisme Dialectique ! Remarquons enfin la quasi-absence d’artistes majeurs (Loza Quin, Prati, Torres-Garcia, Soto, Le Parc, Otticica ou Clark) et pour les plus jeunes générations l’absence d’artistes bien plus importants que certains des présents : c’est frappant pour l’Argentine ou pour le Brésil. Le résultat est donc décevant pour ceux qui connaissent et trompeur pour ceux qui découvrent. Une fois que vous savez cela vous pouvez aller voir cette exposition qui vous fera connaître un art encore mal connu du grand public.
Philippe Cyroulnik