Publié le Mercredi 18 novembre 2020 à 15h22.

Gaël Faye : « Les œuvres d’art permettent d’ouvrir un peu l’esprit, et de rendre les gens un peu plus attentifs »

Entretien. Rencontre avec Gaël Faye, notamment connu pour son roman « Petit pays » (2016), quelques semaines après la sortie de l’adaptation au cinéma du roman et au moment de la sortie de son album musical « Lundi méchant ».

Pourquoi as-tu accepté que ton livre Petit pays soit adapté ? Que pensais-tu qu’un film pouvait apporter en plus du livre ?
J’ai accepté que cela soit adapté car, déjà, le Burundi et le Rwanda ne sont vraiment pas représentés dans le cinéma. Ce sont des histoires dont on n’entend jamais parler, le Burundi encore plus que le Rwanda. Je pense que la plupart des Français seraient incapables de placer le Burundi sur une carte… Le roman a eu une super réception du public, et je me disais que l’adaptation au cinéma pouvait décupler la portée de cette histoire, le cinéma étant beaucoup plus populaire que la littérature. Donc c’était ça l’envie première. Après, la difficulté était de trouver la bonne personne. J’ai pris mon temps, j’ai rencontré beaucoup de monde car beaucoup de monde était intéressé. Mais tout ce qui a trait à la représentation de l’Afrique au cinéma, il faut faire vachement gaffe, on marche un peu sur des œufs. Et quand j’ai rencontré Éric Barbier, le réalisateur, c’était évident que je pouvais travailler avec lui : il avait une connaissance très précise de l’histoire du Burundi et du Rwanda, de la région des Grands lacs, il concevait aussi l’idée qu’on pouvait faire un film qui parle d’un paradis perdu, de l’enfance, mais sans oublier, en toile de fond, ­l’histoire et la politique.

Sur ce que le film peut apporter de plus ou de différent du livre, disons que déjà, une adaptation, c’est accepter que le film ne sera pas le roman, que ce sera une autre histoire. Mon idée c’était que le réalisateur s’empare de l’histoire, la fasse sienne, que ce soit son œuvre d’art. Moi j’ai accepté tout de suite l’idée que je n’allais pas retrouver exactement mon livre : c’est impossible de traduire totalement un roman au cinéma, car le cinéma c’est de l’action alors qu’un roman, surtout le mien, c’est beaucoup de voix intérieures. Il y a donc beaucoup de choix à faire.

L’existence de ce film va permettre de toucher beaucoup plus de monde et de faire avancer la connaissance, la sensibilité sur ces questions. D’un coup les gens existent sur la carte. Je dis cela car je me souviens de la sortie d’Hotel Rwanda [en 2004] : avant cela, les gens, aux États-Unis par exemple, ne connaissaient pas le Rwanda, n’avaient jamais entendu parler du Rwanda. À partir de ce film, il y avait au moins une base de connaissance, on pouvait au moins avoir une base de discussion. Et ça même si le film est raté, même s’il est nul, l’actualité nous le prouve encore plus avec l’arrestation de Paul Rusesabagina, l’homme qui a inspiré le personnage principal et qui s’avère ne pas être le bon samaritain décrit dans le film… Mais voilà, malgré les défauts du film, cela avait eu cet impact qui pour moi est positif : on ne se rend pas compte lorsque l’on est français, lorsque l’on est occidental, ce que ça fait de venir d’un coin du monde que les gens ignorent totalement. Et au-delà de l’ignorance, il y a surtout une indifférence absolue, et moi c’est beaucoup plus l’indifférence qui me marque. Mais voilà, les œuvres d’art permettent d’ouvrir un peu l’esprit, et de rendre les gens un peu plus attentifs.

Est-ce que c’est parce que tu avais intégré le fait que les gens n’étaient pas intéressés par ce qui se passe au Rwanda ou au Burundi que tu as été surpris du succès de ton livre Petit pays ?
Oui, j’ai été très surpris. En fait je crois qu’il y a énormément de paramètres pour expliquer un succès, il n’y a jamais juste une explication. Par exemple, ce qui était très étrange, c’est qu’alors que je faisais la promotion de mon roman, à l’automne 2016, il y a avait, au même moment au Burundi, des violences terribles, une répression terrible de la part du gouvernement de l’époque, et pourtant les journalistes ne faisaient jamais de lien entre mon roman et la situation que vivaient les Burundais à ce moment-là. Ça m’avait surpris, mais je crois que malheureusement on arrive à décorréler les choses ainsi… Mon roman, il y a bien sûr en toile de fond l’histoire du Burundi, le Rwanda, le génocide des Tutsis, mais beaucoup de gens ont retenu l’histoire d’un paradis perdu, d’un enfant, et c’est ce qui donne aussi la portée universelle du roman. D’un coup, on se dit que Gabriel aurait pu être dans un autre conflit, à un autre endroit, et que cela aurait peut-être fonctionné aussi. Une autre chose qui m’a étonné, c’est qu’on parlait beaucoup du génocide des Tutsis au Rwanda, on disait que c’est un roman sur le Rwanda, alors que l’action se déroule au Burundi. Donc ce que j’ai compris, c’est qu’on voyait ce qu’on avait envie de prendre dans le roman. C’est pour ça que j’essaie de ne pas trop analyser les succès, car je crois que c’est toujours une somme de malentendus. C’est ce qui rend fou les artistes… Donc j’essaie de garder de la distance, je me dis que j’ai eu de la chance d’avoir vécu ça, que c’est assez exceptionnel, mais que ce sont des alignements d’étoiles ou de planètes qui ne s’expliquent pas.

Ton autre actualité, c’est la chanson, avec l’album Lundi méchant et le single « Respire ». Quand on a entendu ce single, cela nous a évoqué énormément de choses par rapport à l’actualité, et notamment des choses très politiques. Je ne sais pas quand la chanson a été écrite mais, au-delà de la question écologique, très présente dans le texte, cela peut également faire penser au Covid, et aussi au « I can’t breathe » devenu symbole de la lutte contre les violences policières aux États-Unis et dans le monde, voire aux gaz lacrymogènes des manifestations réprimées…
Il y a de tout ça, bien sûr, tout est mêlé. Il y a cette sensation que le monde, tel qu’il va, nous échappe, un sentiment de suffocation qui est global. Dans l’album, il y a d’autres références à cette thématique, des références un peu plus explicites. Avec « Respire », j’avais envie de rester sur quelque chose d’assez général : c’est une pièce en trois actes, avec un matin, un après-midi et une nuit d’un citoyen lambda, et avec cette injonction à cette course folle dans laquelle on est lancés sans savoir où l’on va, et cette incapacité à respirer, dans toutes ses dimensions. J’ai écrit ce texte avant le confinement, je n’étais pas impacté par ça. Lorsque je dis « Les masques sont mis », on n’avait pas encore les masques dans nos vies. Mais le slogan « I can’t breathe », c’est quelque chose qui est là depuis longtemps, aux États-Unis, ou avec Adama Traoré, et ça je le portais depuis longtemps quand j’ai commencé cet album. 

Podcast intégral de l’interview sur http://podcast.npa2009.o…