Publié le Lundi 29 janvier 2018 à 21h47.

Généraux, gangsters et jihadistes

De Jean-Pierre Filiu, La Découverte, 320 pages, 22 euros. Dans son dernier ouvrage, l’historien Jean-Pierre Filiu propose une mise en perspective de la contre-révolution en cours dans le monde arabe. Un ouvrage érudit et bienvenu, même s’il souffre de certains biais, principalement liés à une vision parfois trop « par en haut » des événements et processus historiques. 

«Histoire de la contre-révolution arabe » : tel est le sous-titre de l’ouvrage de Filiu, qui s’attache à se dégager de la contingence des événements de ce dernières années pour les insérer dans une « histoire longue » du monde arabe. Pour ce faire, l’auteur mobilise divers concepts, en premier lieu celui d’« État profond », pour étudier les processus socio-historiques de construction des États arabes « modernes ». 

Les « nouveaux mamelouks »

En s’intéressant aux cas de la Syrie, de l’Irak, de l’Algérie, de l’Égypte et du Yémen, Filiu revient notamment sur la succession des putschs militaires dans la période qui a suivi les indépendances formelles, et à la façon dont des cliques ont accaparé le pouvoir en s’appuyant sur des gardes prétoriennes impitoyables, et aux ordres. 

Un parallèle est ainsi dressé avec les mamelouks, milices d’esclaves affranchis qui, officiellement au service des souverains de l’islam médiévial, ont exercé directement le pouvoir, gouvernant notamment la Syrie et l’Égypte de 1260 à 1516. Malgré d’évidentes différences, Filiu identifie des similitudes, comme il l’expliquait récemment dans Libération : « J’établis une comparaison avec les structures militaires, aujourd’hui retranchées de la société qu’elles oppriment tout en se prévalant du peuple, comme hier les mamelouks se réclamaient du calife. » Comme leurs ancêtres, les « nouveaux mamelouks » ont en outre accédé au pouvoir par des intrigues et des trahisons : « Le mamelouk qui remporte le pouvoir est toujours le pire, celui qui est capable d’éliminer l’ensemble de ses rivaux avec le plus grand cynisme. » 

Autre parallèle avec les mamelouks, les régimes issus des putschs se comportent comme des entités étrangères à l’égard de la population : « C’est la survie du régime qui prime toujours sur les intérêts nationaux ». Les logiques rentières, qu’il s’agisse d’une rente économique (fortune générée par l’exploitation et l’exportation des hydrocarbures) ou d’une rente « stratégique » (aide militaire extérieure, notamment venue des États-Unis), participent de cette déconnexion : elle permet (de tenter) d’acheter la paix sociale par une redistribution clientéliste des ressources et autonomise les pouvoirs vis-à-vis de la population, dont ils ne dépendent guère pour assurer leur survie financière et le fonctionnement de l’appareil d’État. 

Contre-révolution  

C’est l’ensemble de ces éléments, que Jean-Pierre Filiu synthétise davantage qu’il ne les découvre, qui permet de comprendre les modalités et la violence de la contre-révolution dans la plupart des pays touchés par le soulèvement de 2011, mais aussi les relations plus qu’ambigües entre les régimes en place et les mouvements jihadistes, « ennemis préférés » des cliques au pouvoir. De l’Égypte à la Syrie, exemple quasi paroxystique de la contre-révolution, Filiu dresse un sombre, mais réaliste tableau : « Bachar al-Assad se porte à merveille alors que son pays est en ruines. Mais il a, de son point de vue, remporté l’essentiel : la perpétuation de son régime, sur laquelle il ne transigera rien, fermant la porte à toute éventuelle négociation. » 

Un ouvrage utile, mais on regrettera toutefois que le point de vue adopté soit avant tout une vision « par en haut » des processus historiques et sociaux, qui relativise la centralité des mobilisations populaires dans toute perspective de changement social. Exemple emblématique avec la campagne Tamarrod en Égypte, dont la massivité (millions de signatures et de manifestantEs le 30 juin 2013) passe au second plan, au profit de son instrumentalisation par l’armée égyptienne. Comme si les intrigues de palais devaient nécessairement prendre le pas sur les mobilisations, alors que sans ces dernières, difficile d’imaginer un avenir meilleur dans la région et la fin du tragique ménage à trois des généraux, des gangsters et des jihadistes. 

JS