De Pierre Tévanian (nouvelle édition), La Découverte, 2017, 12 euros.
Les éditions La Découverte viennent de publier une version augmentée et actualisée de la Mécanique raciste, de Pierre Tevanian, paru en 2008, accompagné cette fois d’une postface de Saïd Bouamama. Cette postface et l’avant-propos montrent bien, si nécessaire, à quel point l’analyse du racisme comme phénomène structurant la société française reste d’actualité.
Pierre Tevanian « prend le racisme au sérieux » : il en présente une analyse ample et approfondie, solidement charpentée, qui va bien au-delà de l’image habituelle du racisme comme « simple » comportement individuel de rejet et d’ignorance. En s’appuyant sur trois critères empruntés à Deleuze et Guattari, il déconstruit la mécanique globale et complexe du racisme à la fois comme conception du monde, perception d’autrui, rapport à soi. Il décortique le processus de mise en place et de reconduction du racisme qui passe par les étapes de différenciation des individus, péjoration de cette différence, réduction de l’individu à un stigmate, essentialisation de l’individu comme stéréotype du groupe et légitimation de cette discrimination.
Cela conduit P. Tevanian à un chapitre très instructif sur les rapports entre égalité et différence, que le racisme – et l’idéologie nationale française – opposent artificiellement (« on est égaux que si on est identiques ») afin, bien sûr, de « légitimer » l’inégalité de traitement de gens perçus ou s’affirmant comme « différents ». C’est par là, mais aussi par un détour historique à travers la France coloniale, antisémite et maurassienne – dont le principal prolongement actuel est le FN, que P. Tevanian entre dans l’analyse du racisme comme système général sous-tendant l’organisation même des rapports sociaux dans le cadre de la conception dominante de la « nation » française.
Il en vient ensuite à étudier comment ce racisme systémique est mis en œuvre dans la perception des personnes « racisées » : elles sont soit ignorées (évitées, ghettoïsées), soit perçues sur le mode du « manque » (comme ayant un « handicap »), soit perçues comme dangereuses (surtout quand elles se rebellent contre les discriminations qu’elles subissent). Plusieurs exemples concrets nourrissent cette analyse.
C’est un livre percutant, dérangeant même, y compris quand il analyse les limites de l’antiracisme ordinaire, celui qui nie l’existence de races humaines ou qui, plein de bonnes intentions, pratique le « fraternalisme »1, ce paternalisme aux bons sentiments qui reconduit à sa manière un système en l’aménageant plutôt qu’en le contestant de façon radicale. Car, nous dit P. Tevanian, le racisme crée les races et les fait exister comme critère majeur d’organisation des rapports sociaux, et il faut alors accepter d’affronter cette organisation, y compris quand on y est catégorisé comme « blanc » et privilégié en conséquence, qu’on le veuille ou non, si on veut vraiment renverser le racisme. Il consacre d’ailleurs un chapitre courageux à une auto-analyse de sa condition de « Blanc » militant antiraciste.
La conclusion propose des principes d’action et des actions à ne pas mener, ou à mener provisoirement comme étapes possibles mais à dépasser. Là aussi, P. Tevanian affirme des choses qui sembleront pour beaucoup de ses lecteurs et lectrices originales, paradoxales, stimulantes donc.
Philippe Blanchet
- 1. Terme proposé par Aimé Césaire