Publié le Samedi 19 septembre 2015 à 10h10.

Le Bateau-usine, Kobayashi Takiji

Éditions Allia, 2015, 8,50 euros.

Ce court roman (161 pages) nous plonge dans le Japon de 1929, ou plutôt sur le pont et dans les soutes d’un « bateau-usine » partant pour la pêche au crabe loin au nord, au large de la péninsule sibérienne du Kamtchatka...

Bien écrit et bien traduit par Évelyne Lesygne-Audoly (qui a aussi écrit une postface intéressante), il met en scène, dans un espace confiné, soumis aux fureurs de l’océan, une micro-société avec ses marins, ses pêcheurs et surtout ses ouvriers chargés de la mise en conserve ; ses contremaîtres ; son capitaine et surtout l’intendant, le représentant du propriétaire et seul véritable maître à bord.

Un monde d’exploitation sans entrave. « Les bateaux-usines étaient des “usines“ avant d’être des “navires“. La loi sur la navigation ne s’y appliquait donc pas. » Les ouvriers ne sont qu’une poussière d’humanité : paysans dépossédés de leurs terres, anciens mineurs fuyant les coups de grisou, étudiants désargentés à qui l’on avait promis un emploi… Avec en prime une idéologie conquérante : le nationalisme d’une puissance impériale pour laquelle tous les sacrifices peuvent être exigés – aux seuls prolétaires, cela va de soi – face à l’ennemi : l’Union soviétique, les « rouges ».

Une descente en enfer

Kobayashi Takiji a mené une véritable enquête sur les conditions de survie imposées à l’équipage de ces crabiers de haute mer. Il s’est inspiré d’événements réels, comme le refus de répondre aux SOS lancés par un autre bateau-usine en perdition. « Ils ont sombré. “Quatre cent vingt-cinq hommes à bord », l’intendant ayant empêché le capitaine de se dérouter : ce navire « est assuré pour une somme astronomique qu’il ne vaut même pas. Ce rafiot rapportera plus en faisant naufrage. » L’auteur décrit la plongée dans l’inhumanité des ouvriers épuisés par un travail forcené, la malnutrition et la maladie, l’impossibilité ne serait-ce que de se doucher régulièrement, la terreur et les traitements dégradants.

L’auteur décrit aussi la lente maturation de la révolte. Des contacts fortuitement établis à terre avec des communistes russes. Une prise de conscience qui permet de surmonter les divisions soigneusement entretenues entre marins, pêcheurs et ouvriers. Le sentiment d’urgence, de vie ou de mort quand approche la tempête et que le commandement veut quand même envoyer les pêcheurs en mer. Les résistances sourdes, puis la première grève, mise en échec par l’intervention de l’armée : un destroyer censé protéger l’équipage des Russes, mais qui cartographie le zone en vue d’une prochaine conquête. Le roman s’arrête là ; on apprend néanmoins que la seconde grève sera victorieuse grâce à la perte des dernières illusions et à une meilleure organisation. Kobayashi Takiji, l’une des figures phares, au Japon, du courant de la Littérature prolétarienne met en scène, dans ce roman, le héros collectif.

Ce roman offre une description du capitalisme des années 30 qui apparaît souvent étonnamment contemporaine. Sa republication au Japon, en 2008, a connu un immense succès auprès de la jeunesse et un grand écho international. Il nous parle en effet du présent autant que du passé.

Pierre Rousset