Afin de situer l’intérêt de ce livre, il faut savoir que durant les quinze années qui ont précédé sa mort (en 1883), Marx n’a rien publié. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas écrit. En fait, il a même beaucoup écrit. Dans ce qu’on appelle ses « Notes ethnologiques », ensemble de carnets sur lesquels Marx inscrivait ses notes de lecture, on comptabilise environ 30 000 pages (oui, vous avez bien lu, trente mille). Ces pages pour certaines sont rédigées, d’autres sont de simples notes, voire de simples phrases inachevées.
Les rédacteurs des Œuvres complètes (MEGA1) de Marx sont en train d’éditer la totalité de ce matériau, difficile d’accès du fait de leur caractère fragmentaire, additionné d’une écriture pour le moins difficile à déchiffrer. Une première présentation de ces « Carnets ethnologiques » a été publiée (en français) avec le livre de Kevin B. Anderson, Marx aux antipodes. Nation, ethnicité, et sociétés non occidentales. Ce livre offre une pénétrante analyse des Cahiers déjà publié dans les Œuvres complètes, qui portent les sociétés non-occidentales, réparties en trois ères : La Rome antique, l’Inde et la Russie. Avec la lecture d’Anderson, on pouvait déjà se persuader que la conception d’un Marx comme penseur eurocentré insensible aux autres sphères culturelles ou historiques est erronée.
Le Dernier Marx traite du même sujet, mais sous un angle différent et complémentaire. En sept chapitres, il offre de manière parfois un peu baroque une alternance de contributions originales en français, provenant de traductions anglo-saxonnes essentiellement, quelques-unes de l’allemand, et des documents de la main de Marx, essentiellement des courriers. L’introduction (K. Lindner) met à bas la représentation d’un Marx penseur évolutionniste qui aurait développé une vision universaliste uniforme du développement historique. Autrement dit, le capitalisme (et le passage au capitalisme pour les nations et zones géographiques dans lesquelles celui-ci n’est qu’émergent) ne représente en rien le devenir historique de l’humanité. D’autres voies sont envisageables, pensables, offrant ainsi une lecture bien moins rigide de Marx. Plusieurs conséquences peuvent être tirées de ce constat initial. Elle portent à la fois sur des aspects proprement théoriques (le féodalisme n’est pas une catégorie universelle, la notion de forces productives mérite d’être discutée, le concept de formation sociale est une notion beaucoup plus problématique qu’elle n’apparaissait jusqu’alors) ou historiques (le modèle de la Russie et du mir – la commune rurale traditionnelle – ou encore la coexistence de temporalités et de géographies différenciées), aboutissant à une nouvelle conception de l’histoire, de l’ordre de celle qu’élaborera Walter Benjamin au cours du XXe siècle.
Le premier chapitre comporte à fois des extraits des notes que Marx avait pris sur le livre de l’ethnologue Lewis H. Morgan, La société archaïque2, ainsi que la traduction d’un article de F. Rosemont, Marx et les Iroquois, assez décoiffant. En effet, en sus d’analyser l’apport de la lecture de Morgan pour Marx (par exemple, Morgan se fait, en 1868, le défenseur de la cause animale – sauvage), Rosemont avance que la poésie (Eschyle, Homère, Cervantès, Goethe ou encore Shelley) constitue une source méconnue du marxisme. Thèse évidemment hautement discutable (d’autant plus que sa contribution relève largement d’un règlement de compte et de polémiques), mais qui offre une vision renouvelée des apports à la constitution de la pensée de Marx. Le second chapitre porte sur la question du genre et de la famille dans la pensée de Marx. Il se compose de notes de lecture de Marx sur le livre de H. Summer, Études sur l’histoire des institutions primitives et d’une contribution de H. A. Brown, qui montre qu’à travers ses lectures ethnologiques, Marx en vient à développer une conception de la famille comme une structure historique et donc susceptible de pouvoir évoluer. Il n’y a donc aucune fatalité à la « domination masculine ». Le chapitre suivant présente le même principe de construction : une contribution de Marx à partir de ses notes de lecture du livre de M. M-Kovaleski, La propriété commune rurale. Cause, développements et résultats de son déclin et un article, très critique, de B. O’Leary, à partir des manuscrits marxiens sur l’Inde et la Russie. O’Leary livre une lecture sévère de Marx sur l’Inde, lui reprochant une totale mécompréhension du fonctionnement de ce pays, l’amenant à des prises de notes incohérentes dans ses diverses lectures sur l’Asie. Cet article apparaissant, de loin, comme le plus critique à l’égard de Marx, il aurait été intéressant que les extraits proposés au lecteur soient plus développés, car il constitue le plus court chapitre du Dernier Marx.
C’est la question de l’Algérie que traite le chapitre suivant, prodigieusement intéressant, mais déjà publié par ailleurs. En effet, outre des notes de Marx sur le système foncier en Algérie au moment de la conquête française, sont reproduites deux contributions de l’historien René Gallissot, spécialiste de l’Algérie3. Ce dernier souligne la position ambivalente de Marx (et Engels) sur la colonisation, conçue comme une extension de la civilisation en même temps qu’ils développèrent une critique du processus d’oppression coloniale. Gallissot propose des éléments, que l’on ne peut développer ici, sur les conceptions comparées de Marx et de Rosa Luxemburg ou encore sur les effets paradoxaux du développement colonial aboutissant à l’émergence d’un archaïsme culturel, particulièrement sensible au niveau de la famille et donc du sort des femmes.
Le chapitre 5, le plus développé (une soixantaine de pages) porte sur la Russie et le populisme. Introduit par un très roboratif article de T. Shanin, il expose les échanges de lettres entre Marx et sa correspondante populiste Vera Zassoulitch sur la place et le rôle de la communauté rurale traditionnelle (le mir) dans le passage au communisme. C’est dans ces pages que l’on trouve la rupture la plus manifeste de Marx avec toute perspective téléologique du développement historique, puisqu’il accepte l’idée que le maintien de formes archaïques d’économie puisse servir de tremplin vers la société communiste. Shanin considère, pour sa part, que ce débat montre qu’il existe une quatrième source (en sus de la philosophie allemande, de l’économie politique anglaise et du socialisme français) au marxisme : la composante populiste révolutionnaire russe. On retiendra au passage que cette très stimulante contribution de Shanin laisse entrevoir le rôle que des communes « archaïques » (que l’on songe aux ZAD pour se faire une idée contemporaine) pourraient jouer dans une perspective révolutionnaire.
On passera rapidement sur le chapitre suivant, proposé par les éditions de l’Asymétrie (quatre pages seulement) sur les notes de Marx sur le Traité d’économie politique d’Adolph Wagner, un « socialiste de la chaire4 », qui sert essentiellement à régler son compte aux Piketty de jadis, pour se concentrer sur ces « Gloses marginales… » de Marx, probablement le dernier texte connu de Marx portant sur l’économie politique. Il restera encore à découvrir dans le dernier article de Urs Lindner, qui porte sur l’appréciation par Marx de la question de la démocratie (« la voie française »). Il s’agit d’une lecture sur la notion d’égalité, à partir des catégories philosophiques élaborées par le théoricien de la justice John Rawls. Plutôt que ce texte assez décalé par rapport à l’ensemble, le lecteur eût grandement apprécié, puisque les éditeurs manifestent une grande foi dans les traductions, que l’introduction par Lawrence Krader de l’édition (anglaise) des « Notes ethnologiques » ait été incluse dans ce volume, qui n’en demeure pas moins d’un grand intérêt et d’une lecture plus que recommandable.
- 1. Acronyme allemand de Marx Engels GesamtAusgabe
- 2. Livre qui a servi de base à l’élaboration et qui sert de référence au livre d’Engels, L’origine de la propriété privée, de la famille et de l’État, 1884.
- 3. Outre plusieurs ouvrages sur l’Algérie, R. Gallissot est l’auteur d’une anthologique de textes de Marx et Engels sur l’Algérie. Gallissot René, Badia Gilbert, Marxisme et Algérie. Textes de Marx et Engels, Paris, 10-18, 1976
- 4. Le « socialisme de la chaire » désigne les conceptions développées dans l’Allemagne du XIX° siècle par des intellectuels hauts placés dans le milieu académique et critiques à la fois de l’économie libérale et du marxisme. Il s’agit en fait plus d’un courant bourgeois réformateur que d’un courant du mouvement ouvrier (NDLR).