De Pierre Bitoun et Yves Dupont, l’Échappée, 2016, 19 euros.
«J’appartiens à un peuple disparu. À ma naissance, il constituait encore plus de 60 % de la population française. Aujourd’hui, il n’en fait même pas 2 %. Il faudra bien un jour reconnaître que l’événement majeur du 20e siècle n’aura pas été l’arrivée du prolétariat, mais la disparition de la paysannerie. » Ces premiers mots du personnage de Jean Clair dans son roman de 2013 Les Derniers Jours cités par les auteurs de l’essai nous projettent d’emblée au cœur des bouleversements non pas seulement d’une classe sociale mais de toute la société française : une classe sociale – les paysans – a été engloutie en moins d’un siècle…
Si la hiérarchisation indiquée peut être discutée, le fait est là, patent : la quasi-disparition des paysans, caractérisée ici comme une catastrophe sociale et anthropologique, est sous-estimée, y compris par les anticapitalistes. Sans doute sous-estimée tant le phénomène a été rapide : l’immense majorité des « prolétaires des usines et des services » d’aujourd’hui sont des enfants ou des petits-enfants de paysans d’il y a 60 ans. Et ce prolétariat en très forte expansion lors des mal nommées « trente glorieuses » a connu lui-même de très grands bouleversements lors de ce que les auteurs appellent « les quarante honteuses ».
Car ce ne sont pas de simples glissements d’effectifs dont il s’agit : ce sont toutes les structures sociales qui sont frappées, et pas à leurs marges ! Et bien sûr, l’activité de ceux qui sont restés dans les campagnes s’en est trouvée totalement chamboulée. Sous le fouet du néolibéralisme, du marché capitaliste mondialisé, les campagnes se sont « modernisées » – et comment ! –, les paysans sont devenus « agriculteurs », « entrepreneurs de l’industrie agricole ». Productivisme, illimitation, marchandisation, artificialisation, numérisation même, sont les mots utilisés dans leur travail de description/interprétation du capitalisme réellement existant dans les campagnes. La finance, la dette, l’endettement phénoménal par la fuite en avant dans le machinisme, les institutions européennes, sont regardés en face. Les drames humains, les suicides sont rapportés.
Les auteurs n’ont pas la religion des chiffres et l’on ne sera pas pris sous une avalanche de statistiques. Leur approche généraliste peut être particulièrement utile à ceux et celles qui essaient de construire une stratégie d’ensemble pour rompre avec le capitalisme. Pierre Bitoun et Yves Dupont sont d’authentiques militants de l’agriculture paysanne, en rupture avec leurs professeurs happés par la politique institutionnelle socialiste, Nallet notamment, en grands connaisseurs du syndicalisme paysan FNSEA et Jeunes Agriculteurs, en amis de la Confédération paysanne... Parce qu’ils fuient délibérément la spécialisation, parce qu’ils s’intéressent sérieusement à la question démocratique et à l’État, ils nous livrent des réflexions précieuses sur le FN et la ruralité. Dans la perspective de l’écosocialisme, nous avons là une contribution à ne pas négliger.
Fernand Beckrich