Entretien. Enseignant d’EPS, master II en philosophie, Fabien Ollier est auteur de plusieurs livres sur l’aliénation sportive. Il est aussi directeur de publication de la revue Quel Sport ?
Peux-tu nous présenter Quel Sport ? (Section française de la critique internationale du sport) ?
Quel Sport ? est une revue pluridisciplinaire dotée d’un comité scientifique international et publiant des chercheurs, des intellectuels et des dessinateurs satiriques dans le but d’élucider le phénomène sportif. C’est indissociablement un groupe militant qui n’a jamais caché son intention politique de combattre la domination idéologique de l’institution sportive et la crétinisation des masses par le sport.
Depuis 2007, Quel Sport ? propose des analyses critiques d’inspiration freudo-marxistes qui entendent dévoiler les dimensions politiques antidémocratiques, les fonctions idéologiques de massification ou de chloroformisation des consciences et les effets somato-psycho-pathologiques destructeurs du sport-spectacle de compétition. Elle s’inscrit dans l’histoire de la théorie critique du sport développée au sein de la revue Quel Corps ? (1975-1997), notamment par Jean-Marie Brohm. Quel Sport ? s’efforce de comprendre et dénoncer dans un même geste la matrice idéologique réactionnaire du sport devenu au cours du 20e siècle un conglomérat de multinationales capitalistes et mafieuses qui cherchent à maximiser leurs profits par la technicisation extrémiste du corps et sa valorisation marchande spectaculaire.
Cela a conduit Quel Sport ? à mener plusieurs campagnes significatives de boycott des grands événements sportifs internationaux qui diffusent à haute dose l’opium sportif du peuple nécessaire à la perpétuation des systèmes d’oppression et d’exploitation (boycott des JO de Pékin 2008 au sein du COBOP ; boycott des JO de Sotchi 2014 au sein du COBOSO ; etc.).
Vous dites que le sport doit être radicalement contesté, pas seulement dans ses abus. Pourquoi un tel positionnement radical contre « les valeurs du sport » ?
De quoi parlons-nous quand nous parlons de sport ? De jeu ? De dépense physique ? De gestes techniques ? De pratiques ? De spectacles ? Pour beaucoup, notamment à gauche, règne la plus grande confusion à ce propos, ce qui autorise toutes les pensées désirantes. Les uns parlent de « sport populaire », d’autres de « sport libertaire », les plus audacieux de « sport nominaliste » et tous les extasiés du « sport pour tous » veulent sauver le sport de sa marchandisation !
Pour nous, le sport est un système institutionnalisé de pratiques compétitives à dominante physique réglementées universellement, qui a pour finalité l’émergence du champion, du record, de l’exploit grâce à la mesure normalisée, à la comparaison permanente et à la confrontation mondialisée d’individus typifiés (femmes entre elles, hommes entre eux, non-valides entre eux, vieux entre eux, etc.), hiérarchisés (premier, deuxième, troisième, etc.) et conditionnés (« valeurs », « lois », méthodes, techniques).
Ce système unifié qui n’est en rien réductible à la somme des pratiques sportives qu’il diffuse, repose sur une bureaucratie (des permanents, des technocrates, des gestionnaires, des managers, des « experts », etc.), des capitaux importants (fonds d’investissement, partenariats commerciaux, sponsors, caisses noires, etc.) et des techniques de propagande (spectacles, publicité, exhibitions, mythes, bavardages, commérages, etc.).
Il s’agit même d’un « macrosystème » de manifestations spectaculaires où la compétition physique codifiée entre êtres humains, entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’animal ou entre animaux, agglomère des enjeux financiers, technologiques, politiques et émotionnels indispensables à la reproduction élargie du régime capitaliste.
Le sport capitaliste moderne est le produit social-historique inédit d’une mutation anthropologique, au cours de laquelle l’imaginaire social capitaliste fondé sur l’extrémisation de la « maîtrise rationnelle » et la rage d’acquérir tout ce qui est ou paraît accessible s’est emparé du corps, dès lors saisi comme instrument de rendement et puissance sans cesse perfectible. C’est en quoi le sport est le règne de l’anti-valeur morale qui cache sans cesse ses tricheries, magouilles, corruptions, derrière le lieu commun publicitaire de « l’éthique sportive ».
Quel lien direct peut-on tracer entre le sport et le système capitaliste ? Vous parlez d’« empire-sport », qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Le sport est désormais la poule aux œufs d’or des principales structures du système capitaliste-mafieux. L’évolution de la FIFA et du CIO l’illustre fort bien : les deux gouvernements mondiaux du sport, désormais suspectés par les polices judiciaires de plusieurs pays d’être de nouvelles structures du crime organisé transnational (voir le FIFAgate), se sont progressivement organisés comme de grands trusts transnationaux dont l’objectif principal est de maximiser les profits – en se comportant notamment comme des kleptocraties vis-à-vis des fonds publics – et de préserver leur situation de monopole, en s’unissant pour cela, selon des intérêts commerciaux parfois contradictoires, aux world companies du big business et aux lobbies d’intérêts associés (fonds de pension, pétrodollars, oligarchies postsoviétiques, sponsors, annonceurs, groupes bancaires transnationaux).
Ces « opérateurs » distillent à présent leur vision mercantile du monde par la promotion publicitaire de l’univers unidimensionnel factice qu’est le spectacle sportif, direct ou télévisé.
Pour constituer leur empire, le CIO et la FIFA n’ont jamais hésité à renforcer l’influence mondiale des régimes liberticides avec qui ils organisent de somptueuses « fêtes du sport » très encadrées militairement. Leurs graves compromissions avec les dictatures ou leurs soutiens indéfectibles aux régimes autoritaires sont désormais ouvertement légitimés par leurs plus hauts dignitaires qui regrettent que la démocratie « complique » l’organisation de grands événements sportifs.
Ainsi se noue une alliance objective durable entre les holdings du sport-spectacle de compétition, qui pensent que le sport est au-dessus de tout, et les plus grands ennemis politiques de la démocratie qui veulent un pouvoir sans limites.
Le dernier numéro de Quel Sport ? s’intitule « Le football, une servitude volontaire ». « Football-spectacle », « football-opium »... En quoi ce sport incarne-t-il, peut-être de la façon la plus caricaturale, ce qu’il faut combattre ?
Pour s’en convaincre, il suffit de s’intéresser aux joueurs présentés par toutes les instances politiques, morales et éducatives du pays, comme des « modèles pour la jeunesse ». Ce sont tous des mercenaires du crampon qui exsudent le fric et qui sont régulièrement impliqués dans des magouilles. Le « top 10 » des salaires dans le football mondial apporte chaque année un cinglant démenti aux illusions des thuriféraires exaltés du « football familial » et du « football populaire ». Messi : 36 millions d’euros ; Neymar : 36 millions ; Ronaldo : 27 millions ; Ibrahimovic : 18 millions ; Benzema : 15 millions, etc. Laurent Blanc a quitté le PSG avec un parachute doré de 22 millions d’euros. Toutes ces sommes affolant le mercato et les journalistes bling-bling sont complétées par de juteux contrats publicitaires qui, dans le cas de Messi par exemple, permettent d’atteindre la somme rondelette de 39,4 millions d’euros annuels (soit 110 000 euros par jour, l’équivalent du salaire mensuel de 75 smicards !).
Or Messi, le quadruple ballon d’or, vient d’être condamné par la justice à 21 mois de prison pour fraude fiscale (4,16 millions d’euros détournés ; AFP, 7 juillet 2016). Neymar, l’idole des tripoteurs de balle, a été mis en examen car il aurait omis de déclarer aux autorités brésiliennes la bagatelle de 14 millions d’euros entre 2011 et 2013 (AFP, 2 février 2016). Karim Benzema, déjà mis en examen dans l’affaire Zahia et celle de la sextape, a été entendu par la justice dans une « affaire de blanchiment en bande organisée visant une société dont il est actionnaire » (le Monde, 18 mars 2016). Voilà le rêve capitaliste que diffuse à longueur de temps la machine à cash du football !
J’ajoute que tous ces « bandits manchots » ne produisent rien, ne servent objectivement à rien, leur disparition (éminemment souhaitable) ne provoquerait aucune pénurie, aucun manque, aucune carence dans la reproduction sociale (à la différence des ouvriers, des paysans, des pêcheurs, des médecins ou des chercheurs). Ils ne rendent aucun service à la collectivité (comme le font les chirurgiens, les instituteurs, les infirmières, les cantonniers, etc.). Leur seul rôle est d’abrutir les supporters ordinaires et d’exciter les groupes ultras, d’offrir des dérivatifs illusoires et des identifications factices au bon populo, mais aussi aux piètres penseurs shootés à l’opium sportif, de remplir les rubriques spécialisés des gazettes sportives et d’enrichir les sponsors, annonceurs et propriétaires des clubs...
Propos recueillis par Manu Bichindaritz