Voici un très beau livre, qui est non seulement un hommage au Maitron – ce monumental dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et social, de 1789 à 1968 – mais aussi une réflexion sur l’histoire. Partant des thèses « sur le concept d’histoire » de Walter Benjamin, Edwy Plénel, dans une introduction intitulée « La victoire des vaincus », lit le Maitron comme un exemple d’histoire d’en-bas racontée par des vaincus dont la paradoxale victoire est de nous avoir légué une histoire ouverte, incertaine, imprévisible.
Contre l’histoire édifiante et officielle au service du « réarmement moral » (Pierre Nora) – quand elle ne décrète pas tout simplement « la fin de l’histoire » (Fukuyama) –, le Maitron propose des sentiers de traverse, loin des autoroutes des vainqueurs. Refusant les sectarismes et les exclusions, c’est une oeuvre de diversité, de pluralisme, où le seul critère de sélection des biographies est l’engagement, « cette étincelle qui transforme les idées en action ». Il faut, écrivait Walter Benjamin, s’intéresser aux traces des anonymes, pas au culte des chefs. On croise dans le Maitron aussi bien des héros connus que des sans-grades et des obscurs ; c’est une histoire sans hiérarchies, égalitaire. C’est aussi un « chant du monde » où l’on trouve beaucoup de militants migrants, exilés, refugiés, déportés, depuis les colonisés rebelles comme Ho-Chi-Minh ou Aimé Césaire jusqu’aux combattants de la FTP-MOI comme Manouchian.
Jean Maitron, le fondateur (en 1955) du Dictionnaire, était un instituteur communiste, qui avait rompu avec le parti en 1939 – le pacte germano-soviétique était la goutte de trop. Il s’est intéressé dans l’après-guerre à l’histoire de l’anarchisme. Le dictionnaire a été soutenu, des origines à aujourd’hui, par les chrétiens de gauche des Editions Ouvrières, aujourd’hui Editions de l’Atelier. Bien sûr, l’histoire du mouvement ouvrier et social qui se lit dans ces biographies comporte beaucoup d’épisodes d’aveuglement, d’intolérance, de violence bureaucratique. Mais, insiste Plénel, « il ne faut pas congédier l’espérance parce qu’elle fut confisquée. »Se promener dans ce dictionnaire, arpenter ce continent méconnu, c’est, pense Edwy Plénel, parier sur l’improbable de l’événement face au probable de la catastrophe. Conclusion de cette première partie du livre : « Chercheuses et chercheurs d’espoir, bienvenue dans le Maitron, ce continent immense où le réel côtoie le virtuel. »
La deuxième partie du livre est ce « voyage en terres d’espoir », une sélection – inévitablement subjective – de quelques dizaines de biographies du Maitron, agrémentées de commentaires personnels de l’auteur. On y croise des jacobins (Thomas Paine, Toussaint Louverture), des communards (Flourens, Lissagaray), des socialistes (Pierre Leroux, François Raspail), des communistes – notamment ceux de l’« Affiche Rouge » des FTP-MOI (Marcel Rajman, Thomas Elek, Olga Bancic) –, des syndicalistes révolutionnaires (Pierre Monatte, Alfred Rosmer), des féministes (Claire Demar, Flora Tristan), des anarchistes (Elisée Reclus, Sébastien Faure), des anticolonialistes (Nguyen Ai-Quoc, c’est-à-dire Ho-Chi-Minh) et bien entendu des trotskystes, de Pierre Naville et Jules Fourrier à Gérard de Verbizier et Daniel Bensaïd. Mais on trouve aussi dans les choix de l’auteur beaucoup de méconnus, parfois presque des anonymes. Les entrées ne répondent ni à un ordre chronologique, ni à une série alphabétique, mais sont librement associés par des affinités électives...
Le voyage commence avec un personnage quelque peu oublié : Alphonse Baudin (1801-1851), républicain socialiste, représentant élu, qui essaya, le 3 décembre 1851, de soulever le peuple du faubourg Saint-Antoine contre le contre le coup d’Etat du futur Napoléon III (le « 18 Brumaire de Louis Bonaparte » dont parle Marx). Seul débout sur la barricade, il fut fauché par les balles des soldats. La couverture de Voyages en Terres d’Espoir est une gravure épique où l’on voit le courageux républicain debout sur la barricade, s’adressant au peuple. La statue en son honneur, érigée par les républicains à la fin du siècle, a été détruite par l’occupant nazi. Il en reste une plaque, tout près des locaux de Mediapart.
La dernière entrée est consacrée à Lisa Fittko (1909-2005), cette socialiste juive berlinoise, réfugiée en France, qui organisa entre Banyuls et Port-Bou, à travers les Pyrénées, un chemin de fuite pour des exilés antifascistes. Pendant sept mois, plusieurs groupes d’exilés purent emprunter cette voie du salut, échappant aux griffes de la Gestapo et de ses auxiliaires français. Parmi eux, un philosophe à l’époque presque inconnu connaîtra une fin tragique : Walter Benjamin. Après avoir emprunté la « Route F » (F pour Fittko) jusqu’à Port-Bou, menacé par les autorités franquistes d’être renvoyé en France (c’est-à-dire à la police de Vichy), il a préféré le suicide. Mais après lui, beaucoup d’autres antifascistes, dont Lisa Fittko elle-même, auront plus de chance et réussiront, grâce à la Route F, à échapper à la peste brune.
Michael Löwy