Le 4 octobre 2019, l’impressionnante intégrale de Putain d’usine, une bande dessinée sur les ouvriers des usines pétrochimiques en banlieue rouennaise, paraissait chez un éditeur normand. Une semaine plus tôt, l’usine Lubrizol, toute proche et comparable en tout point à celle d’une filiale de Total où a travaillé pendant 30 ans le romancier et militant CGT, était en feu, avec des conséquences sanitaires que l’on ne calcule pas encore vraiment. Il ne s’agit pas d’un coup opportuniste de l’éditeur, l’impression de la BD était terminée début septembre. La coïncidence est seulement un peu hallucinante, mais pas si surprenante sur le fond industrialo-capitaliste de l’affaire !
La vie difficile des ouvrierEs
À l’origine, un roman de Jean-Pierre Levaray qui raconte la vie difficile des ouvrierEs d’une usine pétrochimique rouennaise à risque Seveso. L’auteur, anarchiste et dirigeant intermédiaire de la CGT (membre du CCE de la filiale de Total) n’y parle pas « que de l’usine. Il fait vivre tout un monde trop rarement représenté, il peint l’ambiance, le réfectoire, l’activité syndicale, la lassitude et l’usure, les maladies professionnelles, leurs souffrances et leurs morts, la colère et les petits plaisirs »1 souvent alcoolisés.
La BD de Efix, librement adaptée du roman et des nouvelles de Levaray, est plus précise sur les luttes de l’usine qui connaît régulièrement des plans de suppressions d’emplois et des grèves sauvages non contrôlées par l’appareil syndical, où la colère des salariéEs peut s’exprimer, parfois violemment mais sans doute pas assez.
Efix et Levaray n’éludent surtout pas les responsabilités de la direction générale sur les manquements à la sécurité par manque de personnel, les accidents à répétition, la mort de prestataires peu formés et aussi de camarades plus qualifiés.
Levaray et Efix parlent de « la totale » car ils élargissent le thème de la pollution au « Vieux Bourg » (livre 2) voisin de l’usine, fui par les cadres de l’usine qui sont partis à l’abri sur les hauteurs, et où ne restent plus que quelques résistants du temps passé et des pauvres de la banlieue (immigrés majoritairement). Un retraité de l’usine y anime même une amicale bouliste où les compétitions sont souvent contrariées par les émanations toxiques en provenance du « monstre ». On y meurt beaucoup du cancer mais c’est à cause de la tabagie des ouvriers, bien sûr.
« Tue ton patron »
Dans le livre 3, « Tue ton patron », les auteurs partent, après le témoignage, dans un délire fictionnel où un licencié révolté émigre clandestinement au siège, à La Défense, se fait embaucher sous une fausse identité dans l’équipe de vigiles et n’a qu’une idée : tuer son patron. Dans son délire, il imagine même un 11 septembre sur la tour. À l’aide d’une secrétaire de direction dont les parents maghrébins ont péri dans les déchets toxiques de la multinationale, il parviendra pourtant à pister, liquider le patron-voyou et même à s’enfuir pour retrouver Malika à l’étranger. On est en pleine BD évidemment, mais la piste russe évoquée par les policiers pour l’assassinat nous fait penser à un PDG français bien réel. À vous de trouver lequel. Bizarre, bizarre !
Le dessinateur Efix, plus habitué à dessiner des personnages et des situations plus attrayantes, a mis des années avant de trouver le bon ton et le bon trait pour représenter l’usine, le monde salarié, la banlieue. Au crayon, à l’encre, à la craie ou au fusain, il a pu enfin broyer du noir comme les « héros » de cette BD, et nous faire imaginer les fumées et étincelles de l’usine. Une belle performance à faire connaître de toute urgence.
Sylvain Chardon
- 1. Christine Poupin, recension de Je vous écris de l’usine, l’Anticapitaliste n°332 (14 avril 2016).