Dans Le Dépaysement, Voyages en France, Jean-Christophe Bailly prend le temps de visiter l’Hexagone, incitant le lecteur à mettre ses pas, sans tarder, dans ceux de ce formidable voyageur et fin observateur. Autant le dire tout de suite, cet ouvrage est un objet étrange. En effet, s’interroger sur ce qu’est la France, en ce début de troisième millénaire, relève d’une démarche peu fréquente et prend une tournure particulière, d’autant plus percutante, lorsque l’auteur rejette le fatras idéologique fort nauséabond qui a caractérisé le débat lancé par le pouvoir en place sur l’identité nationale. On ne trouvera pas ici de références douteuses à Jaurès, à Guy Moquet et à Jeanne d’Arc.
Le point de départ du livre vient presque fortuitement d’un séjour à New-York vers 1978/1979 et d’un éloignement un peu prolongé. Devant un écran américain, J.C. Bailly visionne un classique du cinéma français, la Règle du jeu de Jean Renoir et un déclic se produit. La période d’écriture portera sur les années 2008/2010.
Le franchissement des trente premières pages ayant eu lieu, le lecteur voit remonter à la surface de bons souvenirs de cours d’histoire-géo.
L’auteur voyage beaucoup, il prend son temps, renonce surtout aux TGV et emprunte des lignes secondaires, par exemple entre Arles et Strasbourg, ce qui implique de nombreux arrêts et changements. Sur de petits carnets, notre voyageur note ses impressions sur les villes traversées, accoudé à la fenêtre d’un compartiment.
Nous parcourons l’Hexagone sans itinéraire précis. Nous découvrons un grand intérieur subdivisé en de multiples petits intérieurs, une sorte de cosmopolitisme prolifique.
Les hauts lieux ont bien sûr du sens, tels que le pont du Gard, le château de Fontainebleau, la terre cabossée et toujours bouleversée de la région de Verdun mais ce que l’on pourrait qualifier de « non lieux » aussi, comme un cimetière juif abandonné à Toul ou une fabrique de nasses et de filets à Bordeaux, ou encore un petit village, quelque part dans l’Est, avec son cortège de maisons aux volets clos et son dernier bistrot fréquenté par des vieux. Nous croisons deux voyageurs célèbres : Stendhal, et Stevenson qui fit un périple avec un ami en canoë depuis Anvers jusqu’au Havre, empruntant fleuves et canaux (sa traversée des Cévennes en compagnie d’une ânesse étant beaucoup plus connue). Nous rencontrons des artistes et autres hommes de lettres : Courbet, Jean-Jacques Rousseau, Rimbaud. Impossible de ne pas citer non plus d’illustres inconnus, les peintres de la préhistoire qui ont œuvré dans les grottes de Font-de-Gaume et de Lascaux.
Toutes ces rencontres, ces vagabondages ont souvent un lien étroit avec rivières et fleuves : la Loue pour Courbet, l’Oise pour Stevenson, la vallée de la Vézère côté préhistoire. Notre grand explorateur de l’intérieur consacre aussi un chapitre à la Loire à Beaugency et un autre au Rhône qu’il caractérise de particulièrement impressionnant là où il sépare les villes de Tarascon et de Beaucaire, frontière naturelle entre le Languedoc et la Provence.
Au rayon du politique, plus précisément de l’utopie, il est indispensable de citer le premier communiste français, Gracchus Baboeuf, décapité à Vendôme en 1797, ainsi que Fourier qui inspira la création du Familistère à l’industriel Godin, à la fin du xixe siècle.
Les animaux sont aussi de la partie, vieux chats tigrés croisés dans des ruelles, troupeaux de bovins de race limousine et charolaise (il existe un bovin pour presque trois habitants en France, soit 20 millions), oiseaux rares. Nous touchons au pittoresque avec ce vieux paysan de Saône-et-Loire qui a placé des caméras de vidéosurveillance dans son étable et qui, depuis sa chambre, peut voir si une vache est proche de vêler ou est malade.
J.C. Bailly, enseignant à l’École nationale de la nature et du paysage de Blois, tente de faire converger unité nationale et diversités, vaste sujet qui mériterait sans doute une suite.
Jean PaulLe Dépaysement, Voyages en France, Seuil, Fiction & Cie, 420 pages, 23 euros.