Publié le Samedi 21 mai 2016 à 11h00.

Petit dictionnaire de la fausse monnaie politique

D’Olivier Besancenot, Éditions du Cherche-Midi, 2016, 12 euros. Commander à la Librairie La Brèche

Les mots, « cet autre domaine de lutte »... De Gramsci à Bourdieu en passant par Fanon, tout un courant d’analyse sociopolitique critique, clairement anticapitaliste, a attiré notre attention sur le fait que la domination ne s’exerce pas uniquement dans la sphère matérielle, économique, celle des infrastructures (au sens marxiste). Elle s’exerce aussi dans les activités symboliques, celles par lesquelles les humains organisent le monde et lui donnent un sens en le mettant en mots...

En effet, les dominants ont un besoin crucial d’obtenir le consentement des dominés à leur propre domination, à un certain ordre social, pour que cette domination et cet ordre ne soient pas remis en question. Il faut que l’ordre dominant soit considéré comme « une bonne chose », « normal », « le seul possible ». C’est par la mise en mots qu’on met en place cette domination consentie que Gramsci appelle hégémonie.

Dans son nouveau livre, Olivier Besancenot propose une critique des 100 mots et expressions fréquents et banalisés dans les discours politico-médiatiques par lesquels les « décideurs » (lisez « classes dominantes »), cherchent à imposer leur vision néolibérale et impérialiste du monde, à leur profit bien sûr. « On imagine mal, écrit-il en introduction, à quel point les mots, verbes, expressions toutes faites, sont autant de messages subliminaux qui finissent par endoctriner notre vision des choses ». Et pour bien faire comprendre l’importance de l’enjeu de « cet autre domaine de lutte », l’auteur a cette affirmation percutante : « Exploiteurs et oppresseurs entendent ainsi nous parquer dans le stade ultime de notre domination, celui où ils nous privent, en plus de tout le reste, de notre capacité à exprimer notre condition (…) leur harcèlement lexical s’avère plus efficace qu’un lavage de cerveau éclair ».

Si Olivier Besancenot invite à se dresser contre cette « violence verbale » qui est une « violence sociale », il invite également celles et ceux qui entendent mener ce combat à une vigilance sur leurs propres discours. Car « harcelés par le flot incessant de ce verbe officiel (…) nous finissons par ne plus parler notre langue mais la leur (…) de plus en plus, la gauche politique, syndicale, voire radicale, se plaît à recycler le discours des vainqueurs ». En 2003, il avait d’ailleurs publié Révolution ! 100 mots pour changer le monde.

Dénoncer un vocabulaire de manipulation

De « À l’amiable » à « Violences inacceptables » (je préfère vous laisser imaginer les reformulations possibles avant d’aller voir celles que propose le livre), l’auteur démonte ce vocabulaire de manipulation qui va jusqu’à utiliser des contradictions comme « plan de sauvegarde de l’emploi » pour « plan de licenciement », par exemple. Pour démonter, il faut confronter les mots aux pratiques qu’ils recouvrent et à d’autres mots qui disent d’autres visions de ces pratiques et de l’idéologie qui les gouverne. C’est ce que fait Olivier avec une rigueur d’argumentation qui n’empêche pas un style agréable, bien au contraire. Les articles font en moyenne une page, certains ont une efficacité lapidaire (comme celui sur « Contraintes familiales »). On y savoure quelques trouvailles, comme « Levons le voile sur nos maux, ceux-là mêmes que leurs mots éloignent de notre regard ». Si des termes relativement stables sont examinés (« Charges » par exemple), d’autres montrent l’actualité permanente de ce processus sémantique, comme « Charlie » ou « Laïcité ». On pourra bien sûr regretter l’absence de tel ou tel mot (par exemple « Radicalisation »), mais un ouvrage a forcément une taille limitée...

Voici donc une belle contribution à ce courant d’analyse critique et concrète : l’auteur cite Klemperer et sa Langue du 3e Reich, on peut y ajouter Les mots sont importants de P. Tenavian et S. Tissot ou La LQR, langue de la Ve république d’E. Hazan1 et l’ouvrage qui vient de paraître sous la direction de C. Grenouillet et C. Vuillermot-Febvet, la Langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale. Voilà surtout une belle invitation à mener « cette autre lutte ». Et pour ça, Olivier Besancenot rappelle bien que « nous n’avons pas tant besoin de professeurs en langue politique que de recouvrer la confiance propre qui nous fait défaut ». Retrouver la confiance en sa propre parole, en ses propres mots, c’est retrouver la confiance en son droit à la parole, en son propre combat, en sa propre vision du monde, en son propre projet de société. Et c’est beaucoup.

Philippe Blanchet

  • 1. Une analyse permanente de ces usages est réalisée sur le site Acrimed (pour les médias) que cite Olivier, ainsi que sur LMSI (Les mots sont importants, pour l’ensemble des discours publics).