Publié le Dimanche 31 juillet 2011 à 22h18.

Rap combat

 

Le rap, une des disciplines du hip-hop, est avant tout un genre artistique. Mais au vu des ses origines, on a toujours tendance à lui demander des comptes.

Non par purisme mais parce que cette précision est d’importance, commençons par dire que « hip-hop » est un terme générique, le nom du mouvement artistique dont le rap n’est que la discipline littéraire (ou chansonnière). Existent aussi le graffiti, la danse et bien d’autres formes de création qui se rapportent au hip-hop. Si ces différentes disciplines ont été longtemps juxtaposées (la plupart des groupes de rap, à l’image de NTM, avaient leurs danseurs), elles ont fini par prendre des chemins séparés. Il n’est pas anodin de constater que le graff et la danse ont fait leur entrée dans les musées, les salles de spectacles institutionnelles et jouissent d’une reconnaissance digne des arts premiers ; tandis que le rap, même s’il s’est imposé comme la forme la plus populaire, médiatique et commerciale du hip-hop, reste la discipline la plus réprimée et dénigrée quant à sa valeur artistique. Il faut dire que le rap a un défaut intrinsèque : il parle ! Et force est de constater que le genre est souvent stigmatisé comme une sous-culture avec tout ce que cela suppose comme racisme de classe et racisme tout court.

Rap versus identité nationale, ici

La droite française, en toute cohérence avec ses délires sur l’identité nationale, ne rate d’ailleurs jamais une occasion d’attaquer les rappeurs, y compris en justice : NTM, Ministère Amer et plus récemment la Rumeur en ont fait les frais. Elle n’hésite pas non plus à leur faire porter le chapeau de l’échec scolaire ou de la violence dans les quartiers populaires, bref de la misère. Souvenez-vous de ce plateau télé où l’impayable éric Raoult, alors ministre de la Ville, demandait aux NTM combien d’argent ils offraient au 93 maintenant que la musique les avait rendus riches ; ce à quoi Kool Shen avait répondu « tu m’as pris pour mère Thérésa ? », alors que Joey Starr rappelait à l’oublieux que ce n’était pas lui qui était au gouvernement. Faut dire qu’avec des formules comme « je baiserai la France jusqu’à ce qu’elle m’aime » (Mac Tyer) ou « j’encule la grand-mère à Louis XIV » (Mac Tyer, encore lui), difficile de se faire des potos à l’UMP, même si les victimes collatérales de ces pieds-de-nez à Guéant, Hortefeux et compagnie sont une fois de plus les femmes.

Ceux qui aiment entendre un discours sans bavures sexistes ou homophobes, et plus en rapport avec leurs convictions anticapitalistes, pourront, si ce n’est déjà fait, et sans trop sacrifier à la qualité artistique, davantage se tourner vers un groupe comme la Rumeur, la marseillaise Keny Arkana ou encore Assassin, le groupe qui a longtemps permis aux rockers gauchistes de dire : « j’écoute du rap ! » À ceux-là, s’il leur arrive encore d’avoir la larme à l’œil en entendant Salut à toi des Bérus, on ne peut que conseiller de tendre l’oreille vers le lointain arrière-petit-cousin rap de cet hymne universaliste du rock alternatif français : Shalom Salam Salut signé du MC valdoisien Seth Gueko.

Rap anti-américain là-bas

Pour beaucoup, l’âge d’or du rap se situe fin des années 1980, début des années 1990. À l’époque ce ne sont pas tant les artistes solo qui tiennent le haut du pavé que des groupes : NWA (Niggers With Attitude) à Los Angeles et bien sûr, les légendaires Public Enemy à New York. Ces derniers, contemporains du Spike Lee de Do the right thing ou Malcolm X, contribuent à ramener au premier plan la question noire dans un pays qui pensait l’avoir réglée après l’aboutissement de la lutte pour les droits civiques, puis l’écrasement par la répression des Black Panthers dans la période qui suivit. Les concerts de Public Enemy, chorégraphiés façon défilé militaire, sont d’ailleurs une forme d’hommage à ce parti-armée de libération nationale. Dans un contexte de crise économique et de vague néolibérale dont les noirs sont les premières victimes (chômage, crack, guerres des gangs, explosion de la population carcérale), Public Enemy et d’autres feront de leur rap une activité anti-américaine au sens maccarthyste du terme. Ainsi, alors que des superstars actuelles du genre comme Jay-Z ou Will I Am furent de fervents soutiens de la campagne d’Obama, le mythique KRS One, un rappeur du Bronx, déclarait qu’un noir qui briguait la présidence des États-Unis, c’était « comme un juif qui voudrait être Hitler » ! Et même si les rappeurs au tempérament militant se font plus rares sur les ondes américaines, Lupe Fiasco, MC surdoué de Chicago et protégé de pointures comme Kanye West, n’hésite pas à dire dans un morceau récent qu’Obama s’est lâchement tu quand les bombes pleuvaient sur Gaza, et qu’il n’avait voté ni pour lui ni pour un autre.

En 1992, Ice T, une des figures du gangsta rap californien, enregistre Home invasion dans lequel il développe une idée contenue dans le titre et sur la pochette de l’album : le rap des noirs doit pénétrer les foyers blancs à travers les oreilles de leurs enfants et contribuer ainsi à la remise en cause globale du système étatsunien. Le rappeur sort ainsi de sa posture habituelle de mac bling-bling sur-armé pour endosser les habits d’un militant à la fois pro-noirs et au message universel. Cet album est aussi une chronique des émeutes de Los Angeles (en 1992), et la bande son de la trêve qu’avaient conclue les Bloods et les Crips dans la guerre des gangs noirs afin d’afficher leur soutien unitaire au puissant mouvement contre l’acquittement des policiers tabasseurs de Rodney King. Pour l’anecdote, Ice T sort cet album en indépendant en 1993 après sa rupture avec la major Warner. Un influent actionnaire de la maison de disque, l’acteur ultra-réactionnaire Charlton Heston, avait milité pour qu’il en soit dégagé. Personne dans cette vénérable compagnie ne s’était pourtant ému du temps où Ice T sortait des disques qu’il illustrait en posant avec des femmes à poil et des pistolets automatiques...

Musique d’émancipation

La question n’est pas d’aimer ou non le rap. Après tout, chacun ses goûts, et dire que cette musique vous casse les oreilles ne fait pas de vous un réactionnaire.

Par contre, les raisons invoquées pour dire qu’on aime ou pas le rap méritent d’être examinées. Si cela tient au discours, à l’idéologie servie ou présumée servie par les rappeurs, on est sur la pente glissante de la condescendance ; peu importe d’ailleurs que le jugement soit positif (des paroles rebelles dans lesquelles on veut voir de la graine révolutionnaire), ou négatif (je vomis les propos sexistes et homophobes récurrents dans le genre). Demande-t-on à Clint Eastwood d’être de gauche pour que ses films méritent d’être vus et qu’il soit considéré comme un réalisateur majeur ? Non. Ne pas accorder le même droit au rap, c’est dénier à ceux qui le pratiquent toute légitimité artistique.

La première des justices qui devrait être rendue au genre, c’est donc d’être critiqué à l’aune de critères esthétiques, comme cela se fait de n’importe quelles œuvres littéraires, musicales ou cinématographiques. Aussi, ce fut un événement exceptionnel qu’une prestigieuse revue littéraire (la Nouvelle Revue Française de Gallimard) consacre un jour un article au style du rappeur Booba. Il faut dire que ce personnage – au demeurant aussi antipathique qu’il est misogyne, libéral et exilé fiscal aux États-Unis – sait se montrer capable de fulgurances telles que « Des chiffres et des chiffres, fuck les lettres et Patrice Laffont ! » ou encore « Si je traîne en bas de chez toi, je fais chuter le prix de l’immobilier ». Toujours cette obsession pour l’argent qu’on reproche parfois aux rappeurs, alors que ce n’est finalement que l’effet boomerang d’une idéologie dominante qui glorifie par ailleurs cette quête lorsqu’elle est poursuivie par des patrons, blancs la plupart du temps, qualifiés de « créateurs de valeur ». Elle est revendiquée ici avec humour et avec la conscience qu’un noir n’a pas sa place « naturelle » dans les beaux quartiers. Parvenir à s’y installer (« moi j’ai fait la guerre pour habiter rue de la Paix ») quand on fait du rap antinational à gros mots (« je fais des dons d’urine pour que la France entière se désaltère »), n’est-ce pas s’accorder le plaisir de péter dans la soie ? Dans le même ordre d’idées, le rappeur Eazy E, ex-membre de NWA et du gang des Crips (mort du sida, il y a quelques années) avait pris sa carte au Parti républicain. On peut imaginer la tronche que devaient tirer les Sarah Palin et autres George W. Bush flanqués d’un tel énergumène dans les banquets du parti. Évidemment, on peut y voir une trahison de classe. On peut y voir aussi une volonté de pousser jusqu’au bout un concept artistique qui pourrait se résumer par « je suis là et je vous emmerde ». Ce n’est certes pas très politique, mais la rébellion, l’impertinence, sont là.

La force émancipatrice du hip-hop, et du rap en particulier, se situe ail­leurs que dans son contenu idéologique sup­posé. C’est dans la création même qu’il faut chercher ce qu’il y a de libérateur, et dans la rage de créer malgré un matériau de départ souvent léger (les grandes figures du hip-hop ont rarement fait le conservatoire, les Beaux Arts ou de longues études littéraires).

On ne peut exiger de la musique qu’elle déclenche les vagues révolutionnaires. Il arrive qu’elle les présage, les chronique, les appelle de ses vœux, ou n’en ait rien à foutre. C’est en substance ce que voulaient dire Trotsky et Breton quand ils s’écriaient « toute licence en art ! » Et le rap ne doit pas faire exception.

Old school camarade