Publié le Jeudi 8 mars 2018 à 14h14.

Roman : Planète sans visa

De Jean Malaquais. Éditions Libretto, 548 pages, 13 euros. 

Le fond de l’air n’est pas rouge. Plutôt brun. Un brun très sale. Depuis les sommets de l’État, de nouveau, on désigne des boucs émissaires. Pas exactement les mêmes que dans les années trente, que sous l’occupation. Des politiques détestables sont mises en œuvre, des haines méthodiquement distillées. De belles solidarités s’expriment aussi. Tout ça bouscule, dérange : c’est tempête sous les crânes. Et cela remue jusque dans nos mémoires de lectures.

C’est ainsi que deux romans refont surface et s’imposent. Tous deux ont Marseille pour cadre central du récit, ville où convergent les réprouvéEs, les persécutéEs de toute l’Europe et de Russie. Les deux auteurEs ont vécu à Paris. TouTEs deux ont galéré à Marseille. TouTEs deux mettront la dernière main à leur roman à Mexico. Anna Seghers a écrit Transit, publié en 1944 à Mexico. Jean Malaquais a écrit Planète sans visa, publié en 1947 en France. Elle était juive allemande, lui juif polonais. TouTEs deux communistes, elle du KPD, lui anti-stalinien non organisé. Ils nous laissent deux très beaux romans qui valent la peine. Nous présenterons Transit la semaine prochaine.

Le roman de tous les métèques écrit par un métèque

Arrivé en France à 17 ans, le jeune Malaki devient Malaquais, et le français sera sa langue d’adoption, dans laquelle il écrira toute son œuvre. Il mourra en Suisse en 1998 à l’âge de 90 ans, citoyen des États-Unis où il a enseigné durant 20 ans. Il avait bourlingué à travers la planète entière et rejoint les Brigades inter­nationales : « J’ai fini par considérer mon état de métèque comme ma seule gloire » disait-il à Jacques Chancel en 1995, ajoutant : « Ce qui me gêne énormément, c’est la xénophobie française, aujourd’hui, plus que jamais. » 

Marseille, en 1940-1944, c’est un autre moment de l’hystérie xénophobe, antisémite, portée au paroxysme. Le roman raconte la fuite éperdue de touTEs les parias vers des cieux plus cléments, vers l’Afrique, le Brésil, l’Argentine, vers New York et Mexico via le Portugal ou l’Espagne, la chasse au visa, la chasse au billet d’embarquement, la quête infernale du gîte et du couvert, d’un boulot, la hantise du contrôle policier, l’épouvante des rafles. Marseille s’était transformée en nasse. 

Une solide tête politique et un esprit de fantaisie endiablé

Jean Malaquais écrit tout cela en métèque, mais en métèque érudit, érudit et curieux de tout, de toutes et de tous, totalement branché sur la vie concrète de ses personnages innombrables, de leurs rêves aussi, militant communiste critique sans organisation mais s’informant et se formant, combattant le stalinisme, en débat serré avec les trotskistes, et en même temps travailleur infatigable de la langue. Planète sans visa est son deuxième roman, mais il était déjà à ce moment-là un écrivain reconnu : son livre les Javanais avait obtenu le prix Renaudot en 1937 ; il était – et restera – l’ami de Gide. En virtuose, il varie tout au long du roman les angles d’attaque et le style lui-même, plaçant la liberté très haut, tout en haut.

Fernand Beckrich