Shibumi, le chef d’œuvre de Trevanian à qui on doit aussi une œuvre comme la Sanction, est paru pour la première fois en 1979 et vient d’être réédité en format poche. C’est sans douter un roman d’espionnage ou un polar mais c’est surtout un véritable chef-d’œuvre d’intelligence et d’humour noir, en même temps qu’une critique acerbe de l’Amérique au profit de la découverte de la civilisation japonaise à travers notamment le jeu de go.
Le héros, Nicolaï Hel, est l’homme le plus recherché du monde. Né à Shanghai, en plein chaos de la Première Guerre mondiale, fils d’une aristocrate russe et protégé d’un maître de go japonais, il a survécu à la destruction d’Hiroshima pour en émerger comme l’assassin le plus doué de son époque suite à sa séquestration par l’armée américaine. Son secret réside dans sa détermination à atteindre une forme rare d’excellence personnelle : le shibumi.
Désormais « retiré des affaires » dans une forteresse du Pays basque, en compagnie de sa compagne japonaise, Nicolaï recueille une jeune étrangère rescapée d’un attentat, venue lui demander son aide. II se retrouve alors traqué par une organisation internationale de terreur et d’anéantissement, la Mother Company, une organisation qui a supplanté et incorporé en son sein des agences gouvernementales classiques telles la CIA ou la NSA. Le but de l’organisation (capter les ressources énergétiques mondiales) et les moyens technologiques à sa disposition (le super-ordinateur Fat Boy) restent d’une surprenante actualité 40 ans plus tard...
Shibumi est divisé en 6 chapitres d’inégale longueur correspondant au lexique du jeu de go (Fuseki, Sabaki, Seki, Uttegae, Schico et Tsuru no Sugomori) qui sont surtout l’occasion de mêler à l’intrigue l’histoire de la Shanghai des années 1930, du Japon des années 1940 et du Pays basque des années 1970. C’est dans une prison américaine, après l’avoir découvert dans les grottes profondes du Japon, que Nicolaï affûte son sixième sens, celui de la proximité. C’est aussi dans cette « prison blanche », annonciatrice de Guantánamo, du Japon occupé qu’il va apprendre, pour éviter de sombrer dans la folie, le basque avec l’unique livre mis à sa disposition.
Le roman fait sans cesse alterner les tapis de bombes qui pulvérisent Tokyo avec la peinture des cerisiers en fleurs, la fuite des occidentaux de Shanghai avec la verve des indépendantistes basques. La magie de l’ouvrage vous fera pardonner la misanthropie « pince sans rire » de l’auteur et une certaine misogynie envers les femmes non japonaises. Si les Américains sont les plus souvent pris pour cible, les Français, les Anglais, les Italiens et les Arabes ne sont pas très bien traités... L’action du héros semble systématiquement ralentit par des scènes d’apprentissage du jeu de go ou des explorations spéléologiques, mais c’est pour mieux trouver leur signification dans l’explosion finale qui nous fait regretter d’en avoir déjà fini avec le livre. Quarante ans plus tard, on peut être sûr que l’on tient un grand de chez les grands.
Sylvain Chardon
Shibumi, Trevanian, Éditions Gallmeister, 2016 (réédition), 11 euros