La Découverte, mars 2021, 296 pages, 20 euros.
Cette enquête d’Olivier Cyran est fondée sur la collecte « d’histoires de dents à raconter », qui sont des points d’entrée dans le système de soin hexagonal et ses conflits quotidiens contraignant le quidam à « l’abandon total de sa souveraineté bucco-dentaire à un type qui vote certainement à droite ». Sans négliger des approfondissements sur le temps long à partir d’anthropologues anarchistes ou des « risettes éperdues de la Nouvelle Héloïse », le journaliste replace d’abondantes prises de parole dans les frissons d’une efficace ironie hostile aux puissants. L’analyse de mécanismes abimant les corps contextualise les cruautés de soins à la truelle destinés aux pauvres.
Friandises et entrepreneurs de la dentisterie
Zone de droit du plus fort, le secteur de la dentisterie est un champ de bataille entre patientEs et médecins, entre clientEs et vendeurs. Au-delà de risques liés à des modes de vie déterminés par l’exploitation qui pèsent sur les hygiènes, les alimentations et les violences subies, les témoignages de l’ouvrage montrent comment les calculs à court terme en fonction d’impératifs économiques conditionnent les soins bucco-dentaires. Le tout est à l’opposé d’une gestion rationnelle des pathologies aux échelles individuelle et collective, nuit à la prévention et à la préservation des corps.
Pour de nombreux et nombreuses salariéEs, déshérités ou non, bénéficier de traitements adaptés à la conservation de dents en bon état est un parcours coûteux où il faut s’orienter malgré le manque d’informations. Tandis que les laboratoires et les prothésistes surfacturent leurs produits, le dentiste en libéral a également intérêt à palper pour faire tourner des cabinets dentaires mettant « en concurrence des actes peu rentables avec les actes qui dégagent une grosse marge ». Les dentistes cherchent à enchaîner les patientEs pour amasser les chèques tout en triant les clients, les mutuelles, et les traitements. Les patientEs trop pauvres s’évitent sous divers prétextes. Le sérieux amène à ne pas se limiter à effectuer les soins remboursés dans un « pas de compromis sur la qualité » consistant à ne soigner que ceux qui payent le maximum. La roublardise c’est de ne pas accueillir de consultations le samedi ou le mercredi après-midi pour échapper aux enfants dont les soins rapportent peu, ou à ne pas s’équiper pour éviter les travailleurEs handicapéEs.
D’après les derniers chiffres, les « chirurgiens-dentistes généralistes » empochaient en moyenne 90 000 euros par an et les orthodontistes 175 000 euros. Une juste rémunération ? Amplement cité par Olivier Cyran car guidé par sa déontologie, un médecin indique que selon lui « 50 % des dentistes devraient être interdits d’exercer ». Consciencieux, de gauche et proche du burn-out, ses analyses affirment l’impossibilité de soigner correctement. Selon lui, en dehors de l’appât du gain, le coût de fonctionnement d’un cabinet dentaire exigerait que le dentiste en libéral facture 300 euros de l’heure, et à ce tarif un acte essentiel comme le détartrage devrait pour être rentable durer moins de 10 minutes.
Les bouches, les biographies et le blé
Les « soins » dentaires et leurs violences sur les bouches sont sources d’angoisse chez des millions de personnes notamment dans les milieux ouvriers. Au-delà de tentations de préserver son intimité buccale, ces craintes découlent des souffrances directes et des humiliations socialement situées liées aux opérations dentaires qui pèsent sur les vies et les récits. Leur écriture constitue le principal intérêt de l’ouvrage car derrière les souffrances d’un jour d’un passage chez le dentiste soumis à des critères de rentabilité, les conséquences peuvent être irréversibles.
L’ouvrage se termine sur les États-Unis, un pays où 10 % de la population est édentée et où 114 millions de personnes n’ont aucune prise en charge de leurs soins dentaires. Un modèle différent du pays de la Sécu ? Fin 2018, le défenseur des droits protestait contre l’affichage explicite sur Doctolib du refus de dentistes de prendre rendez-vous avec les « mauvais payeurs », ceux qui n’ont pas la bonne couverture. Un « panier CMU » ne rembourse même pas entièrement des actes courants et des soins dentaires élémentaires à celles et ceux qui en ont, très certainement, le plus besoin. Faisant l’apologie de la marchandisation de la santé, la loi Bachelot de 2009 a supprimé les règles encadrant la « dentisterie rapide ». Si les pauvres sont trop pauvres pour consommer des soins de qualité, ils constituent quand même des clientEs. Écartés des cabinets dentaires libéraux, ils se tournent vers des centres de soins aux méthodes encore plus douteuses. L’ouvrage revient longuement sur « l’affaire Dentexia », une chaîne de centres de soins véreuse ayant laissé 3 000 personnes amochées car les dentistes y travaillaient « comme des automates en surchauffe dans une usine de charcuterie hard discount ».