Après l’annonce le 9 novembre par le Conseil d’État de la non-dissolution des Soulèvements de la terre, l’Anticapitaliste a demandé à Léna comment le mouvement voyait cette victoire.
Le Conseil d’État n’a remis en cause que la dissolution d’une association, la vôtre, parmi les quatre. Pourquoi à ton avis ?
Déjà je différencierai l’Alvarium du reste parce que c’est une organisation d’extrême droite qui a commis des « violences graves envers les personnes », « convoqué à des manifestations armées », ce qui entrait dans le cadre même de la procédure de dissolution avant même la loi « séparatisme ». Entre le Gale (Groupe antifasciste Lyon et environs), la CRI (Coordination contre le racisme et l’islamophobie) et nous, ce qui a fait la différence, c’est la mobilisation qui s’est faite contre la dissolution des Soulèvements de la Terre. Cela aurait été aussi inédit de dissoudre un mouvement d’au moins 157 000 personnes, avec une coalition qui réunit autant d’organisations, notamment syndicales. Politiquement, c’était compliqué de dissoudre un groupe aussi large. Cela dit, ce n’est pas parce que notre dissolution n’a pas eu lieu que celles du Gale et de la CRI ne marquent pas un signal grave : ce sont des attaques importantes à la liberté d’expression et d’association.
Selon Nicolas Hervieu, juriste interrogé par Mediapart le 9 novembre, il s’agirait « d’une victoire à la Pyrrhus », puisque les actions de désobéissance civile légitimées par les Soulèvements de la Terre ont eu des effets réels mesurés. Qu’est-ce que ça veut dire, et en particulier pour vous, pour la suite ?
Même si la décision de justice peut sonner comme un avertissement, les Soulèvements de la Terre continueront à mener les actions qu’ils estiment stratégiques, dont celles de désarmement. Impacter matériellement les infrastructures écocidaires est une nécessité face à la gravité du ravage écologique en cours et ce n’est pas la criminalisation croissante qui nous empêchera de mener ce type d’actions.
Sur un aspect juridique, la notion de « provocation à la violence envers les biens ou les personnes » amenée par la loi séparatisme permet à tout ce qui se déroule lors d’une de nos mobilisations de motiver une dissolution. J’interprète cela comme une pression à ce que les mouvements sociaux et écologistes se désolidarisent d’une partie des activistes ou manifestantEs. Notre unité et la solidarité dont nous faisons part les unEs les autres les effraient et ne leur permet pas dérouler le récit habituel criminalisant les « bons et mauvais manifestants ». Mais ce n’est pas une pression à laquelle nous céderons.
Plusieurs projets de bassines ont été rejetés ces dernières semaines, c’est la preuve que la lutte paie, même si elle a parfois un sacré prix et un goût amer. En 2024, vous allez continuer à montrer au monde les aberrations du modèle économique capitaliste...
Carrément ! Et oui, la lutte paie. L’annulation des bassines en Charente et en Vienne sont une belle victoire d’étape et on peut aussi se réjouir d’une annulation définitive du projet de bassine d’altitude à La Clusaz (utilisée pour remplir les canons à neige dans les Alpes).
Maintenant, il faut gagner dans les Deux-Sèvres. Il y a de plus en plus de bruits de couloir qui disent que politiquement ce sera trop compliqué de construire les 16 bassines prévues dans le département. Aujourd’hui il y a trois bassines en construction : Sainte-Soline, qui est sur la fin malheureusement, Épannes et Priaires. Les six premières bassines du protocole pourraient être construites, il faudrait ensuite redemander les autorisations pour les dix autres, et donc c’est sur celles-ci qu’on a le plus de chance d’obtenir un abandon.
En dehors des bassines, en décembre, il y aura des actions décentralisées contre Lafarge. Ce sera la première fois que les Soulèvements de la Terre participent à une journée d’actions décentralisées. Ce sera une journée pour continuer à cibler le monde du béton mais aussi de solidarité avec les interpelléEs de Bouc-Bel-Air. Concernant la suite du calendrier nous appelons à une prochaine manifestation internationale le 21 juillet contre les mégabassines. D’autres actions à plus petite échelle pour stopper les trois chantiers en cours auront cependant lieu avant.
Si la prochaine manifestation d’ampleur aura lieu encore d’ici quelques mois c’est qu’on a besoin de continuer à réfléchir sur la manière dont on manifeste à plusieurs milliers de personnes sans retomber dans les difficultés qu’on a connues à Sainte-Soline, même si la situation terrible qu’on y a vécue est surtout due à un niveau de répression que, j’espère, on ne connaîtra plus.
Sinon on va revenir à Castres-Toulouse au printemps, on viendra manifester à nouveau contre le Lyon-Turin, et on prévoit une action sur la question des méga-entrepôts logistiques. Le calendrier de la saison 7 sortira en février, avec toujours de nombreuses actions contre l’agro-industrie, l’accaparement des terres et leur artificialisation.
Face à l’inaction climatique et écologique, aux restrictions des libertés publiques, des alliances politiques vous semblent-elles nécessaires... et possibles ?
Les alliances sont nécessaires. Les Soulèvements sont dès le début sur un important travail d’alliances : entre le mouvement climat, les luttes locales et les paysans.
On en fait de plus en plus et on va intensifier nos liens, par exemple, avec les syndicats sur nos thématiques de lutte. C’est parfois difficile de faire le lien avec les salariéEs de l’agro-industrie quand on fait une action contre un site, il y a des liens à soigner sur le long terme.
Nous sommes aussi ouverts à toute convergence plus approfondie avec le mouvement social dans les mois qui viennent.
Sur la restriction des libertés, à la suite de la bataille contre la dissolution on réfléchit à l’idée d’intervenir plus activement contre les lois répressives. Ce n’est pas le cœur des Soulèvements de la Terre, qui est un mouvement centré sur l’action de terrain contre des infrastructures polluantes, mais il va falloir qu’on trouve des manières de participer davantage aux initiatives contre les nouvelles lois liberticides qui nous attendent.
Qu’est-ce que vous prévoyez comme structuration des luttes, comme stratégie face à la répression ?
Sur la question de l’organisation des manifestations, d’autres mouvements européens ont à nous apprendre, par exemple Ende Gelände [mouvement social allemand en lutte contre le réchauffement climatique, NDLR], de qui on a commencé de se rapprocher. Il y a des systèmes de prises de décisions en manifestations un peu en pyramide : on peut discuter avec son binôme, ensuite une personne du binôme discute avec un groupe de 10, puis une personne de ce groupe discute avec des délégués représentant 100 personnes, puis 1 000 personnes, puis l’entièreté de la manif. C’est assez inspirant !
L’idée, ce n’est pas d’éviter d’être dépassé par rapport au plan d’action prévu en amont : ce n’est pas notre conception des manifestations. Chacun et chacune peut s’exprimer et lutter de la manière dont il ou elle le veut.
L’objectif c’est d’avoir davantage d’intelligence collective et de coordination. On est passé d’un modèle un peu classique en désobéissance civile : une coordination avec des chefs d’équipe ou des animateurs de cortège qui connaissent le plan et qui guident les personnes.
L’idée, ce serait que les personnes se sentent davantage concernées pas la stratégie, qu’elles soient plus actives dans la réflexion et qu’on puisse être le plus possible en lien avec l’ensemble des participantEs d’une mobilisation. C’est ambitieux avec plusieurs dizaines milliers de personnes. Dans les actions d’Ende Gelände, il y a d’ailleurs souvent moins de monde. Il faut voir comment on adapte ces manières de faire.
Ce qui est sûr, c’est qu’on est un certain nombre à être de plus en plus gênéEs avec le fait de donner des informations au compte-gouttes aux participantEs, même s’il y a de bonnes raisons pour ne pas trop en dévoiler, pour éviter que les services de police soient au courant de ce qui va se passer. Comment tenir l’équilibre ? Comment fait-on tenir ensemble deux impératifs : que le plus de personnes possibles garantissent le fait qu’on ait une stratégie pertinente, ce qui suppose qu’elles connaissent un minimum du plan d’action ET que la culture de sécurité qui est nécessaire soit assurée ? On va réfléchir à tout cela avec diversEs alliéEs pour préparer les prochaines mobilisations.
Propos recueillis par Fabienne Dolet