Inscrite dans le traité de Rome (1957) et mise en place en 1962 entre les six pays membres du Marché commun, réformée à de multiples reprises dans le même temps que s’élargissait l’Union européenne, la politique agricole commune est à bout de souffle. Détricotée par les politiques libérales, son agonie est une des expressions de l’échec de l’Europe capitaliste qui génère crise sur crise.
Instaurée alors que l’Europe était déficitaire pour beaucoup de produits, la PAC visait à accroître la production agricole et à sécuriser les marchés. Elle a reposé sur un protectionnisme européen : libre circulation des marchandises entre les pays membres, « préférence communautaire » dans les achats, régulation des marchés par l’intervention publique, prélèvements douaniers limitant les importations et subventions permettant d’exporter aux cours mondiaux, généralement inférieurs aux cours intérieurs.
Cette politique a entraîné des coûts importants dès lors que son premier objectif a été atteint et dépassé, qu’il a fallu gérer des excédents ; l’agriculture consommait plus de la moitié du budget communautaire et l’intégration de nouveaux pays, dont certains avaient un fort potentiel agricole, allait augmenter les dépenses1. Et cela d’autant plus que les différents accords sur le commerce mondial permettaient moins de limiter les importations, notamment du soja qui concurrençait les céréales en alimentation du bétail.
Il y eut alors un tournant vers la maîtrise de certaines productions dont les céréales : mise en jachère obligatoire d’une partie des surfaces cultivées, baisse des prix garantis compensée par des aides directes aux producteurs. Cela prit également la forme de quotas pour le lait et le sucre. Avant un nouveau virage qui ressemble fort à l’abandon des fondamentaux de la PAC.
Les conséquences de la fin des quotas laitiers
L’origine de la crise laitière réside dans un déséquilibre entre la production et la demande solvable. C’est un phénomène classique, connu depuis des siècles par la loi de King2. Depuis 1984, ce risque était plus ou moins maîtrisé par le régime des quotas laitiers3. En décidant de leur suppression, effective depuis le 1er avril 2015, la Commission européenne a provoqué un déséquilibre des marchés et un rapide effondrement des prix, d’autant que les exportations vers les pays tiers4, qui représentaient 10 % de la production, marquaient le pas en raison d’une moindre demande de la Chine et de l’émergence de nouveaux pays exportateurs.
Les capitalistes se soucient comme d’une guigne de « l’intérêt général » et les industriels français ne valent pas mieux que les autres : leurs ventes de produits laitiers pèsent 30 milliards, dont 7 à l’exportation. Pour gagner de nouvelles parts de marché et augmenter leurs profits, alors que les groupements d’achat de la grande distribution multiplient leurs exigences, il leur faut du lait à bon marché. C’est ce que leur permet la surproduction européenne. Et chaque Etat, la France n’étant pas en reste, défend la production laitière nationale… La production, pas les producteurs, ces derniers étant incités à compenser la baisse des prix par des gains de productivité, en augmentant leur production individuelle.
Et c’est là que ça casse. Ceux qui sont menacés de faillite sont des agriculteurs dans la force de l’âge, croulant sous les emprunts contractés pour se mettre à niveau, performants mais pas assez pour répondre aux nouvelles exigences de l’aval et vivre avec les prix imposés par les laiteries. Comme dans la filière porcine, les exploitations moyennes spécialisées sont impactées, autant sinon plus que les petits paysans.
Le libéralisme assumé de la Commission européenne
C’est difficile à avouer quand les campagnes s’embrasent, mais l’exception agricole ne va pas au-delà des discours électoraux. En France comme dans les autres pays, les gouvernements défendent les intérêts des groupes industriels contre les paysans. C’est même leur seule politique agricole « commune » : une course à la productivité pour se lancer à l’assaut des marchés mondiaux. Mais contrairement à leurs promesses, la main invisible du marché ne va pas poser son doigt sur un nouvel équilibre après une phase douloureuse de restructurations. Le démantèlement des fondamentaux de la PAC des origines (préférence communautaire, organisation des marchés, intervention publique) ne débouche pas sur davantage de collaboration européenne mais sur la lutte de tous contre tous.
Le gâteau à partager entre les puissances du vieux continent ne grossira pas. La consommation européenne stagne, la demande mondiale est en hausse mais de nouveaux pays exportateurs émergent et exigent le libre accès aux marchés, d’anciens importateurs atteignent l’autosuffisance5. Les cours mondiaux du blé et de l’orge baissent à leur tour depuis plusieurs mois, du fait de bons rendements mais aussi d’une moindre demande chinoise. La concurrence repart de plus belle. La course aux gains de productivité également, au bénéfice des pays présentant le maximum d’avantages compétitifs (terres disponibles, bas salaires, moindre contrôle des pollutions), ce qui conduit les industriels européens à réclamer un alignement sur le moins disant social.
Dans l’univers salarié on rencontre des « syndicalistes d’accompagnement » qui avalisent les politiques patronales, toujours bien sûr en prétendant limiter la casse sociale. Cette collaboration de classe vise à défendre les intérêts des patrons bien de chez nous, on dit « notre industrie nationale », contre la concurrence étrangère qui menace « nos emplois » et s’assied sur les droits sociaux. Il en est de même dans le monde paysan et c’est même pire : dans chaque pays, le syndicalisme majoritaire cogère des politiques qui laissent sur la touche des dizaines de milliers d’agriculteurs au profit d’une couche restreinte qui truste les aides publiques. En France ce rôle est dévolu à la FNSEA. La cogestion n’est pas nouvelle, mais elle a changé de nature avec l’arrivée en décembre 2010 de Xavier Beulin, gros agriculteur mais surtout dirigeant d’un groupe agroindustriel6, à la tête du syndicat. Abandonnant la revendication de prix garantis au profit de l’amélioration de la compétitivité, la FNSEA rejoint de fait les intérêts des industriels.
Les partis institutionnels sont disqualifiés
La droite parlementaire se gausse de l’impuissance du gouvernement à enrayer la crise, mais son bilan agricole n’est pas plus brillant. Ses dirigeants peuvent tapoter le cul des vaches avec plus d’aisance que François Hollande et flatter une paysannerie propriétaire qui a toujours voté majoritairement à droite, leur commisération pour les paysans en détresse camoufle mal leur absence de programme agricole. Comme leur jumeau « socialiste » les Républicains collent parfaitement aux réformes successives de la PAC, que les gouvernements successifs ont cogérées ; chaque pays y va de sa partition lors des négociations mais au final tout le monde tombe d’accord pour libéraliser les échanges. De retour au pays, les ministres de l’agriculture déplorent l’intransigeance de leurs partenaires pour s’excuser de ne pas faire mieux.
Les partis institutionnels ont fait leur choix : la compétitivité des industries agroalimentaires7 contre le revenu des producteurs, l’accompagnement de la disparition programmée de dizaines de milliers d’exploitations. L’électorat paysan ne pèse plus beaucoup. Les palinodies de Stéphane Le Foll, renvoyé dans ses buts par la Commission européenne, ne trompent personne, il n’a rien d’autre à proposer aux éleveurs en colère que des aides d’urgence, toute la politique de son ministère favorisant les concentrations. Il devient difficile d’être libéral à Bruxelles et social dans les campagnes françaises, de signer tous les traités consolidant l’Europe capitaliste et le libre-échange mondialisé, et d’être crédible quand on en déplore les conséquences.
Il est d’autres voix à droite comme à gauche. Celle des souverainistes de droite est difficile à distinguer des positions du Front national. Les syndicats agricoles qui contestent le monopole de la FNSEA plaident plutôt pour une PAC rénovée, retrouvant ses origines. Le discours écologiste a du mal à passer, tant la grande majorité du monde agricole assimile les normes agro-environnementales à des contraintes qui établissent une distorsion de concurrence entre la France et des pays soupçonnés d’être bien moins rigoureux. La gauche réformiste, essentiellement le PCF qui a une longue tradition d’intervention en direction de la paysannerie, a élargi son programme longtemps marqué par le « produisons français ».
Revenir à la PAC des origines ?
Pourquoi avoir cassé un système qui ne marchait pas si mal ? Encore un coup des technocrates de Bruxelles, coupés des réalités du terrain. Il suffirait de brider les excès du libéralisme et de revenir au bon vieux temps du protectionnisme européen. Ce discours est porté par la Coordination rurale8, active dans les manifestations d’éleveurs où elle conteste la place de la FNSEA. Lors de sa rencontre du 12 février avec François Hollande « la Coordination rurale a rappelé que le problème majeur était d’avoir soumis la politique agricole commune au marché mondial et que la seule solution était d’arriver à mettre en place une régulation des productions et des marchés ».
Les positions de la Confédération paysanne nous sont plus familières, comme sa défense des petits producteurs contre l’agro-industrie, sa présence dans les luttes contre les mégaprojets inutiles et nocifs, la contestation de la « ferme des mille vaches » et la défense des paysans du monde entier y compris, et c’est méritoire, contre la déferlante de « nos » produits subventionnés qui ruinent les agricultures locales. Elle revendique « une PAC réformée et plus favorable aux agriculteurs » et des Organisations communes des marchés pour maitriser les volumes et sécuriser le revenu des producteurs à l’échelle européenne. Mais il ne s’agit pas de revenir au productivisme de la PAC des origines, avec les dégâts qu’il a généré. Le point faible est que son programme de défense de l’agriculture paysanne s’inscrit dans le cadre d’un capitalisme régulé par l’intervention des Etats. Selon nous c’est mission impossible, mais cette croyance dans la neutralité de l’Etat bourgeois qui pourrait à la limite devenir bienveillant est hélas répandue.
Le MODEF9 défend toujours « un système agricole familial, basé sur des exploitations à taille humaine où les agriculteurs sont maîtres de leur outil de production et s’insèrent dans la vie d’un territoire ». Selon président, Jean Mouzat, « il faut obtenir du Conseil européen et de la Commission une exemption des règles de la libre concurrence pour les produits agricoles afin de pouvoir réguler le prix ».10
Malgré la disparition il y a un an de son hebdomadaire La Terre, le PCF reste attentif aux questions agricoles. Pour son responsable, Xavier Compain11, « notre croissance est celle d’un développement en faveur d’une alimentation de qualité, saine et accessible à toutes et tous, assise sur des productions relocalisées. Pour répondre au défi climatique, un nouveau modèle agricole, rémunérateur pour ces travailleurs, doit promouvoir la valorisation, la transformation et la vente au plus près des consommateurs ». L’évolution du discours vers des préoccupations agro-écologiques doit être saluée, mais les contradictions demeurent et le PCF salue régulièrement la « vocation exportatrice » de l’agriculture française. « Pour affirmer sa souveraineté alimentaire, l’Europe doit se doter d’outils de gestion, réaffirmer le besoin de planification (stocks de sécurité alimentaire), mettre en place des prix indicatifs, conquérir de nouveaux droits sociaux pour les travailleurs de l’agriculture ». Comment imposer le salutaire programme de « La France du commun » ? Par la conviction, les luttes et surtout les urnes.
Changer les règles sans sortir du système ?
L’Europe sommée d’agir dans le bon sens, c’est l’Europe capitaliste puisqu’il n’en existe pas d’autre à ce jour. Et c’est bien là que le bât blesse. C’est demander aux incendiaires de se transformer en pompiers. Le retour à la préférence communautaire, condition logique des protections internes aux modifications souhaitées de la PAC, se heurte à la réalité de la crise actuelle : la concurrence acharnée qui oppose les pays européens entre eux tout autant sinon plus qu’avec le reste du monde. Et quand José Bové souhaite que « La France tape du poing sur la table à Bruxelles »12, il entretient l’illusion d’un gouvernement français plus social que ses congénères. Ceux qui rêvent d’une régulation vertueuse et d’une relocalisation des productions dans le cadre du système se fourvoient. On ne sortira pas des crises agricoles à répétition sans sortir du capitalisme. Le taire, c’est laisser la voie libre aux tenants d’un protectionnisme beaucoup plus radical qui proclame que rien de bon ne peut venir de l’étranger.
Mais dénoncer l’impasse du protectionnisme ne saurait suffire à éviter un basculement de la petite et moyenne paysannerie propriétaire (ou croyant l’être) dans le camp de la réaction. Les anticapitalistes et révolutionnaires doivent proposer un programme d’urgence pour préserver les éleveurs de la ruine. Quand le gouvernement annonce un report des échéances, nous devrions répondre « moratoire, audit, allègement et dans certains cas annulation de tout ou partie des dettes des agriculteurs » en expliquant la nécessité d’exproprier et de socialiser les banques, y compris la « verte ». Tenir la dragée haute aux grands groupes de l’agroalimentaire et de la distribution dans le cadre capitaliste relève de la gageure, c’est leur expropriation que nous devons mettre en avant, leur contrôle par les salariés et les paysans.
Il faut insister sur la coordination et l’action commune des producteurs, déjà à l’échelle de l’Europe, pour refuser d’être mis en concurrence. Et sans doute plutôt que de prix garantis qui pourraient au final, comme les aides actuelles, favoriser les plus gros, faudrait-il réfléchir à un revenu garanti par actif agricole ; un débat nécessaire, qui ne va pas de soi quand le monde paysan redoute la prolétarisation et que l’échec des modèles « collectivistes » est patent, mais les crises à répétition et leur cortège de faillite pourrait rendre rapidement audible cette « réforme radicale ».
Gérard Florenson
- 1. Ce fut le cas avec le développement de la production de maïs en Hongrie. Faute d’infrastructures pour acheminer les céréales vers les ports de la mer Noire ou de la Méditerranée, mais aussi parce que le prix garanti était plus rémunérateur que le marché, les excédents furent achetés et stockés par l’Union européenne, qui décida rapidement de limiter quantitativement son intervention.
- 2. La loi dite de King (inspirée des études de ce statisticien britannique du début du 18e siècle) établit qu’en raison de la rigidité de la demande des produits agricoles, une variation minime de l’offre peut entraîner une forte variation de leurs prix : hausses considérables en cas de pénurie réelle ou organisée, effondrement en cas de surproduction même limitée.
- 3. Le régime des quotas laitiers est une politique de droits à produire[ ]mise en place dans l’Union européenne à partir de 1984 pour limiter la production de lait de vache qui était alors fortement excédentaire, afin de contrer l’effondrement du prix du lait et du beurre, qui menaçait la survie économique d’une grande partie des éleveurs. Avant les quotas, la régulation était assurée par de coûteuses mesures de stockage et de retrait (beurre congelé, poudre de lait). Leur mise en place s’accompagna d’incitations à la cessation de l’activité laitière des exploitations « non viables ».
- 4. Les pays tiers sont ceux qui n’appartiennent pas à l’Union européenne. C’est le commerce avec ces pays qui bénéficiait de subventions, appelées « restitutions », alors que les importations en provenant pouvaient être frappées de droits de douane.
- 5. C’est le cas de l’Ukraine qui a considérablement développé sa production de porc et de volaille dans de gigantesques fermes-usines combinant l’élevage industriel et la production céréalière sur d’immenses espaces. Le conflit avec la Russie a provisoirement ralenti cette évolution. Le Brésil concurrence l’aviculture européenne sur les pays du Golfe.
- 6. Le groupe Avril (Sofiprotéol), spécialisée dans les carburants d’origine agricoles dont le prétendu biodiésel.
- 7. Avec une prédominance de PME souvent contrôlées par quelques grands groupes, les patrons de l’agroalimentaire bénéficient largement des aides et des exonérations fiscales et sociales.
- 8. Créée dans la foulée de la contestation de la réforme de la PAC de 1993. Deuxième syndicat aux élections de 2013 aux chambres d’agriculture, la CR est classée à droite mais s’oppose aux OGM et défend les semences de ferme. http ://www.coordinationrurale.f…
- 9. Mouvement de défense des exploitants familiaux, fondé en 1959 par des petits producteurs de gauche, dissidents de la FNSEA. Proche du PCF, le MODEF a vu son influence s’étioler.
- 10. L’Humanité, 9 février 2016.
- 11. Idem. Eleveur dans les Côtes d’Armor, Xavier Compain est chargé de l’agriculture au CN du PCF. Ancien président du MODEF.
- 12. Sur France Inter, le 18 février 2016.