Publié le Lundi 14 novembre 2016 à 06h55.

Face à la mise en concurrence généralisée des travailleurs

Par rapport à leur représentation traditionnelle (un pays A achète à un pays B les produits dont il manque ou que le second peut produire dans de meilleurs conditions), les échanges internationaux connaissent aujourd’hui des formes multiples et de plus en plus diversifiées.

Le commerce international de marchandises est ainsi de moins en moins fondé sur l’échange de biens non ou insuffisamment produits sur le territoire national des Etats concernés. De plus en plus sont échangés des biens similaires (la France, par exemple, vend et achète à l’étranger des automobiles – les économistes parlent d’échanges croisés ou intra-branche) ou des composants servant à produire des biens qui seront assemblés dans un pays particulier mais à partir d’éléments fabriqués ailleurs. En outre, à l’initiative des importations et exportations on trouve souvent des entreprises productives (qui délocalisent tout ou partie de leur production : Nike et Apple ont poussé ce processus à l’extrême) ou des firmes commerciales qui font fabriquer à l’étranger et sous leur contrôle des produits destinés à figurer dans leurs rayons (H&M, Zara et Carrefour sont ainsi donneurs d’ordre au Bangladesh). 

 

Les différentes facettes des échanges internationaux

Les mouvements internationaux de capitaux ont été libéralisés depuis les années 1980 et se sont considérablement développés. La distinction entre mouvements de capitaux et de marchandises n’est pas absolue : les investissements extérieurs français (ou étrangers en France) à visée productive (pour les distinguer des placements) sont des mouvements de capitaux qui vont générer des mouvements de marchandises (importations en France , dans le cas des délocalisations) ou se substituer à des mouvements de marchandises antérieurs (comme par exemple l’implantation en Chine d’une unité de production visant à produire pour le marché chinois, auparavant fourni par des importations en provenance de l’entreprise-mère).

Le développement des firmes multinationales est le fruit de ces investissements internationaux. Ces firmes jouent  désormais un rôle majeur : le commerce intra-firme (entre filiales de la même entreprise) représenterait (ce n’est pas simple à mesurer) entre 30 % et 50 % du commerce international, ses facturations correspondant à des prix de transfert et non des prix « de marché » (même  si cette notion n’a pas toujours grand sens). Ces prix de transfert permettent de localiser les bénéfices dans les Etats où ils seront les moins imposés.

Mais, au total, les mouvements de capitaux ne sont liés que pour une faible part à des mouvements réels de marchandises : les marchés financiers ont bourgeonné de toute part.

Enfin, les mouvements internationaux de travailleurs ont également des formes nouvelles. Le recours aux immigrés irréguliers/sans papiers est massif dans les pays capitalistes développés (et en Chine, où ce sont des immigrés de l’intérieur non détenteurs de l’autorisation de résidence dans les grandes villes). S’y ajoute dans l’Union européenne une forme de codification de l’illégalité avec le travail détaché, qui permet aux patrons de supporter des cotisations sociales au taux réduit du pays d’origine des salariés (voir article pages 23).

 

TAFTA et CETA

L’utilisation de l’ensemble des éléments de cette palette est quotidienne pour les grands groupes capitalistes. Le monde capitaliste vit sur la lancée des mesures de libéralisation des échanges commerciaux et des mouvements de capitaux prises sous l’impulsion du GATT puis de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et du FMI dans le dernier quart du 20e siècle. Des accords économiques régionaux comme l’ALENA (Etat-Unis-Canada-Mexique) les complètent et renforcent pour les pays partie prenante, tandis que l’Union européenne a instauré une vaste zone de liberté des échanges.

Les négociations commerciales internationales récentes concernant l’Europe, comme le traité transatlantique avec les Etats-Unis –TAFTA – et également le CETA (traité sur les échanges avec le Canada), ne concernent que secondairement les droits de douane. En effet, ceux portant sur les produits industriels sont déjà généralement faibles, même si des disparités sectorielles existent. L’enjeu essentiel concerne les normes. Celles-ci sont juridiques, culturelles, financières, environnementales, sanitaires...  En schématisant, on peut dire que ces normes fixent les caractéristiques des produits et les conditions de leur mise en vente. Il ne s’agit pas de les idéaliser, car les lobbies patronaux ont toujours pesé sur leur définition, mais sous différents aspects, notamment en matière agricole et alimentaire (question des OGM), elles sont plus laxistes aux Etats-Unis.

Sont aussi concernés l’exploitation du gaz de schiste, les services publics, les réglementations financières, les mutuelles... Certes, pour l’instant (et peut-être provisoirement), le TAFTA a du plomb dans l’aile : Hollande a demandé une suspension des négociations (de fait bloquées par la proximité des élections américaines), mais le CETA pourrait être prochainement ratifié. Il est bâti sur les mêmes principes que le TAFTA : mise en place d’une cour d’arbitrage privée qui permettra aux multinationales canadiennes (et à la majorité des multinationales américaines possédant des filiales au Canada) d’attaquer les États européens pour toute politique publique mettant en cause la rentabilité de leur investissement ; réduction des tarifs douaniers agricoles et abaissement des normes environnementales ; remise en cause des services publics ; etc.

 

Ne pas se tromper de responsables

La mondialisation « à visage humain » s’est avérée un jeu de dupes. Les salariés sont bien conscients que la seule logique  est de les mettre en concurrence pour maximiser les profits. Rien d’étonnant à ce que les thèses protectionnistes trouvent, comme à d’autres étapes de l’histoire du capitalisme, un large écho, amplifié par divers politiciens – pour la France, de Le Pen à Mélenchon. Entre eux, un fond commun : rejeter sur la concurrence extérieure la responsabilité des destructions d’emplois et des fermetures d’usines.

Mais il faut en premier lieu comprendre qu’un grand nombre d’emplois se trouvent dans des activités non soumises à la concurrence étrangère, ou qui ne le sont que de façon marginale : c’est le cas des services publics et privés (administrations, santé, banques, commerce, etc.) et du bâtiment-travaux  publics. Si l’emploi y baisse, c’est en raison de décisions des dirigeants publics ou privés de ces secteurs. De même, c’est leur choix de recourir à des travailleurs non déclarés ou au travail détaché. En fait, la question de l’impact des échanges extérieurs sur l’emploi concerne avant tout l’industrie (ainsi que certaines activités de services qui comportent des segments délocalisables : centres d’appel, services informatiques, etc.). Certes, au final, les pertes d’emploi concerneront tous les secteurs car un emploi industriel détruit (quelle qu’en soit la raison) met en péril au moins un autre emploi ailleurs.

Tous les travaux économiques sérieux montrent que les délocalisations représentent une part limitée des suppressions d’emplois industriels : 20 % au maximum durant la période 1995-2001,  marquée par le décollage de la Chine et des pays d’Europe centrale et orientale (maintenant membres de l’Union européenne). Selon une étude récente de la Banque de France, entre 2001 (date de l’entrée de la Chine dans l’OMC, suivie d’une progression fulgurante de sa part dans les exportations mondiales) et 2007, les importations chinoises ont entrainé la destruction de 90 000 emplois dans l’industrie, ce qui a représenté 13 % du déclin de l’emploi industriel en France. 

Cela ne signifie pas  que cette part ne soit pas lourde de conséquences dans certains secteurs (textile, chaussure…), surtout si l’on tient compte des importations à bas prix réalisées par l’entremise des chaînes de distribution. Limitées ou non, ces pertes d’emplois ont souvent des conséquences dramatiques pour les travailleurs concernés. Mais, fondamentalement, ce qui pèse avant tout sur l’emploi, c’est la course effrénée du capital aux gains de productivité, dans un contexte où la demande est déprimée par la compression des salaires.

Par ailleurs, la « désindustrialisation » et le déficit du commerce extérieur renvoient aussi à des faiblesses du tissu industriel français. Ces faiblesses sont elles-mêmes reliées à des choix étatiques (importance des secteurs atomico-militaires, déficiences du système de crédit, système d’aide à la recherche privée qui fonctionne largement comme une aide supplémentaire aux entreprises) et/ou à des choix patronaux marqués par une logique de court-terme en lien avec la pression des actionnaires (il est à remarquer que les grands groupes, dans l’automobile par exemple, prennent leurs décisions d’implantation sans plus guère se soucier de leur nationalité, mais qu’ils s’en souviennent quand il leur faut des aides).

Toute position progressiste (et bien entendu anticapitaliste) sur les échanges internationaux suppose en fait  de tenir compte d’une double réalité :

• les travailleurs, tant au Nord qu’au Sud, ont des intérêts différents de ceux de leur bourgeoisie ;

• c’est aux peuples des pays du Sud de faire leurs choix et de secouer les chaînes du capitalisme : les pays du Nord, qui ont longtemps dominé l’économie mondiale (et la dominent encore largement), n’ont aucun droit de dicter aux pays du Sud les conditions de leur développement.

C’est ce qui fonde un rejet de principe du protectionnisme, du moins dans les pays impérialistes comme la France. A la fin du 19e siècle, Jaurès insistait ainsi sur la fausse solution que représente le protectionnisme (voir article page 24), lequel ne profite qu’« à la minorité des grands possédants ». Dans ce sillage, la tradition marxiste non stalinienne considère avec méfiance toute mesure de protection dans les pays dominants sous le capitalisme. D’autant que l’industrialisation des pays dominés, même si elle prend des formes barbares, les sort d’une prédominance agricole, alors que leur agriculture est elle-même en butte à la concurrence des productions des pays riches.

 

La mondialisation capitaliste a des aspects destructeurs

Cependant, Marx a également souligné les inégalités entre pays (« un pays peut s’enrichir aux dépens de l’autre ») et l’importance stratégique de certaines branches industrielles : « il y a aussi de nos jours quelques branches industrielles qui dominent toutes les autres et qui assurent aux peuples qui les exploitent le plus, l’empire sur le marché de l’univers »  (cf. page 24).

Tout en refusant toute solidarité avec les patronats, il convient de ne pas négliger les conséquences concrètes du libre-échange. D’abord, les conséquences sur l’emploi et les salaires dans les pays du Nord : l’impact direct sur l’emploi des délocalisations et des échanges avec les pays à bas salaires est certes limité, mais le dumping salarial est aussi une arme de la concurrence entre pays capitalistes développés : au sein de l’Union européenne, l’Etat et les patrons allemands ont ainsi mené au début des années 2000 une action déterminée pour faire baisser les salaires.

La pression sur les salaires est également forte dans les pays du Sud. La menace de déplacement des productions vers des zones où les travailleurs sont contraints de travailler dans des conditions plus dures ou avec des rémunérations plus faibles est permanente. Par ailleurs, les secteurs des pays en développement qui ne sont pas susceptibles de satisfaire aux normes du marché mondial sont mis à l’écart, l’exemple le plus significatif étant celui de l’agriculture dite traditionnelle.

Enfin, le libre-échange généralisé a des conséquences écologiques. La mondialisation productive capitaliste s’accompagne en effet de mouvements massifs de produits industriels et agricoles, pour une part complètement indépendants des dotations naturelles des pays. De nombreuses marchandises ou composants de marchandises font ainsi des kilomètres inutiles et néfastes pour l’environnement, entre les Etats mais aussi à l’intérieur des Etats.

 

S’attaquer à la liberté de circulation des capitaux 

Le débat français se focalise essentiellement sur le commerce avec les pays à bas salaires et, dans ce cadre, sur les importations et les délocalisations. L’accent mis sur les échanges de marchandises reflète pour une part les préoccupations immédiates des salariés de l’industrie soumis jour après jour au chantage patronal sur la concurrence des pays à bas salaires. Mais il correspond aussi à une analyse erronée ou à une volonté de contourner un obstacle majeur à toute politique de transformation sociale : la liberté de circulation des capitaux.

Rejeter le protectionnisme ne signifie pas accepter des traités entre pays capitalistes développés qui, comme le TAFTA et le CETA, rabotent des normes sanitaires ou mettent en péril les services publics. Souvent, les négociations autour de ces accords sont présentées comme un affrontement Europe – Etats-Unis. En fait, il s’agit d’un instrument de l’offensive libérale déployée des deux côtés de l’Atlantique, et les multinationales ont aussi dans leur collimateur certaines réglementations américaines, en particulier sur les marchés publics. Des syndicats américains ont par ailleurs souligné que les travailleurs américains n’ont rien à gagner à la remise en cause de réglementations européennes plus protectrices.

Les mouvements de capitaux, pour leur part, jouent un rôle majeur pour justifier les politiques d’austérité à travers la spéculation sur la dette internationale et les monnaies. La libre circulation des capitaux renforce partout la pression sur les salaires et les conditions de travail, en imposant des exigences de rentabilité extrêmement élevées. Elle permet à de grands groupes capitalistes de soustraire leurs bénéfices à l’impôt. Sa dénonciation est un élément essentiel d’une orientation anticapitaliste.

Henri Wilno